« Depuis ses origines cybernétiques et la mise en place du réseau ARPANET dans les années 1960, jusqu’aux récents discours sur l’« économie collaborative » et sur les mobilisations spontanées de « foules intelligentes », en passant par l’appropriation sociale de l’informatique personnelle dans le contexte de la contre-culture des années 1970, et jusqu’à l’avènement de la « Nouvelle économie » dans les années 1990, l’informatique en réseau a été traversée par un schème qui a très largement contribué à son succès : sa capacité à encourager l’auto-organisation. » Extrait de « Internet, une société contre l’État ? Libéralisme informationnel et économies politiques de l’auto-organisation en régime numérique » par Benjamin Loveluck
De l’Internet nous connaissons certaines applications que sont le WEB, le courrier électronique, la messagerie instantanée et le partage de fichiers en pair à pair.
Au regard de son empreinte dans notre société, il nous semblait important de revenir sur son histoire pour comprendre à la fois d’où il vient, ce qu’il recouvre mais aussi quelles idéologies sont à l’oeuvre.
Voici donc quelques repères…..
Les premiers pas
Militaires et américains, tels furent les débuts de l’invention qui allait bouleverser nos vies.
ARPAnet : garder ouvertes les voies de communication à l’époque de la Guerre Froide
Les débuts de l’Internet (contraction de Inter Network) sont militaires. Alors que la Guerre Froide s’est installée, les autorités militaires américaines conscientes de la vulnérabilité de leur système de communication décident d’unir le Département de la Défense et les chercheurs des universités américaines pour penser un système fiable c’est-à-dire permettant de « garder ouvertes des voies de communication quel que soit l’état de destruction du pays ».
En 1966, Charles Herzfeld, le directeur de l’Arpa, accorde un budget d’un million de dollars pour que l’IPTO (Information Processing Techniques Office) développe le projet de création d’un réseau informatique délocalisé, reliant les universités en contrat avec la DARPA. Il recrute Lawrence Roberts qui travaille au Lincoln Laboratory sur le transfert de données entre ordinateur. En 1968, il aura couché sur papier les plans du réseau informatique et Wesley Clark suggère d’utiliser un ordinateur dédié, appelé l’Interface Message Processor, à chaque nœud du réseau plutôt que centraliser autour d’un seul.
Le premier message – le simple mot login dont les deux dernières lettres mettront plusieurs heures à arriver à la suite d’un bug ! – sera envoyé sur le réseau le 29 octobre 1969 entre l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) et l’Institut de recherche de Stanford. Ces deux premiers « noeuds » qui forment l’ARPAnet (acronyme de « Advanced Research Projects Agency Network ») seront suivis de peu par les universités de Californie à Santa Barbara et de l’Utah.
En 1972 fut organisée la première démonstration publique d’ARPAnet à l’International Computer Communication Conference (ICCC). En 1973, 23 ordinateurs sont connectés et Ray Tomlinson envoie le premier message électronique.
Ces premières années sont remarquablement narrées dans le documentaire de Steven King en 1972 « Computer Networks: The Heralds of Resource Sharing »
En France, deux projets concurrents !
En 1971, Cyclades le projet expérimental français de l’IRIA (ancêtre de l’INRIA) est lancé. Il a pour but de créer un réseau global de télécommunication utilisant la commutation de paquets.
C’est à l’ingénieur Louis Pouzin – dont les concepts ont influencé les travaux de développement de l’Internet en inspirant sa suite de protocoles TCP/IP – que fut confiée la mission.
Pour la petite histoire, Louis Pouzin avait appelé le réseau Mitranet, en référence à l’ordinateur Mitra 15 alors utilisé par l’IRIA mais quelqu’un au ministère des Finances a dit « Ce n’est pas possible, Mitranet ce n’est pas un nom français ». Louis Pouzin a alors opté pour « Cigale », car lors de la démonstration effectuée fin 73, « à tout le ban et l’arrière-ban, les ministres et cetera, on avait mis un haut-parleur sur la ligne, et quand il passait un paquet, ça faisait « creuh creuh » ».
Mais le projet Cyclades se heurte au monopole des PTT françaises, à ses fournisseurs et à l’État français, qui jugent plus fiable et plus intéressant financièrement la Commutation de circuits, le projet TRANSPAC, développé parallèlement.
Focus sur le réseau X25
Les réseaux à ordonnance de paquets, qui reposent sur une technologie plus conservatrice de commutation de circuits, ont été développés par l’Union internationale des télécommunications, pour les grands opérateurs de télécoms, alors tous publics en Europe et en utilisant les formes de réseau X.25.
En 1974, ce dernier sert de base au développement du réseau SERCnet reliant les académiciens anglais avec leurs sites de recherche et qui deviendra par la suite JANET lors de son association avec le Joint Academic NETwork. En mars 1976 l’Union internationale des télécommunications lance le premier standard en X.25.
La création d’Internet
Très rapidement d’autres projets se sont développés en parallèle ; il était devenu très vite urgent d’uniformiser les protocoles.
Un protocole uniforme
Robert E. Kahn et Vinton G. Cerf proposèrent une solution : au lieu d’asseoir la fiabilité du réseau sur les connexions, comme avec l’ARPANET, les hôtes en seraient maintenant responsables. Avec le rôle du réseau physique réduit à son strict minimum, il devint alors possible de fusionner à peu près tout type de réseau sans tenir compte de leurs caractéristiques.
La première démonstration de ce qu’était alors devenu le TCP/IP eut lieu en juillet 1977. Cette nouvelle méthode se répandit au travers des réseaux, et le 1er janvier 1983 les protocoles TCP/IP devenaient officiellement le seul protocole sur l’ARPAnet, remplaçant le précédent protocole NCP.
Alors que l’ARPAnet prévoyait des connexions restreintes aux sites de l’armée et aux universités, dans les années 1980, les connexions se sont étendues à de nombreuses institutions éducatives ainsi qu’à un nombre croissant de sociétés. Le projet changea donc de tutelle et le réseau fusionna avec celui d’une autre agence américaine la National Science Foundation. Celui-ci s’agrandit au travers de la dorsale Internet NSFNet, mise en place en 1986, qui avait pour but de raccorder et fournir l’accès à un nombre de centre de superordinateurs mis en place par la National Science Foundation.
L’Internet en vue…
C’est à ce moment qu’« Internet » prit le sens nouveau d’un réseau mondial étendu utilisant le protocole TCP/IP. Le protocole adopté permis une propagation mondiale de l’usage : en 1984, l’Europe commença sa conversion vers une utilisation plus étendue du protocole TCP/IP.
Très vite l’usage se fit mondial, et avec son adoption, un usage commercial vit alors le jour….
Et déjà le commerce…
En 1994 le NSFNet, renommé ANSNET perdit sa place d’épine dorsale d’Internet. Des institutions gouvernementales et les fournisseurs se mirent à développer leurs propres liaisons. Les points d’accès régionaux au réseau devinrent les liens principaux entre les nombreux réseaux et la dernière restriction commerciale tomba.
Cette bascule fut un vrai séïsme dans l’univers de l’Internet et des liaisons inter-ordinateurs. Son développement avait créé une communauté importante dévouée à l’idée qu’Internet n’appartenait et n’était régi par aucune personne, aucun groupe, aucune entreprise et aucune organisation. Cette idéologie reste très forte et alimente encore aujourd’hui de nombreux débats.
Focus sur le WEB
Les liens hypertextes
Alors que les connexions se multipliaient et avec elle les documents, il fallut répondre à la question : Comment organiser l’information ?
L’hypertexte était alors privilégié. Tim Berners-Lee fut le premier à développer à partir de 1989 une version d’hypertexte totalement distribuée sur le réseau. L’origine de son « invention » était pour permettre aux différents membres du CERN dont il faisait partie de partager les informations sur leurs recherches. En rendant son application publique en 1991, il s’assura une diffusion mondiale.
Le WEB était né !
Les moteurs de recherche
Avec le développement du Web, des moteurs de recherche et des répertoires Internet furent créés pour permettre de trouver des informations parmi les pages Web.
Le premier moteur de recherche sur Internet permettant de chercher dans le corps des pages Web fut WebCrawler en 1994. Avant lui, les recherches ne s’effectuaient que sur les titres des pages. Un autre moteur de recherche fut créé en 1993 en tant que projet universitaire : Lycos. Il était alors un des premiers succès commerciaux. Il fut suivi par Altavista en 1995.
En janvier 1999, Google référençait plus de 60 millions de pages et la croissance a continué depuis, même si la vraie avancée ne se fit pas tant en termes de taille de base de données que sur le classement en degré de pertinence, méthodes avec lesquelles les moteurs de recherche essayent d’ordonner les résultats de telle sorte que le meilleur soit en premier….
Le reste de l’histoire, de la bulle internet à l’avènement du web 4.0 en passant par l’internet des objets, vous en êtes les acteurs !
Les idéologies
Si, dans l’imaginaire, la Silicon Valley est le paradis des baba cools, les choses sont plus subtiles et pernicieuses. Internet n’est pas neutre, le web non plus. Et derrière chaque géant du web que nous appelons aujourd’hui GAFAM, il y a une vision du monde à l’oeuvre.
Il serait faux et dangereux de considérer que ces outils sont neutres, que les algorithmes à l’oeuvre derrière ces technologies ne sont pas empreints des idéaux de leurs créateurs….
Focus sur l’économie collaborative
Elle fait beaucoup parler d’elle, on la voit comme une alternative au capitalisme, une option pour lutter contre la déliaison à l’oeuvre et les errements d’une société consumériste, mais est-elle si univoque ? Voici quelques pistes pour comprendre que derrière la « collaboration » une économie se dessine.
Travail réalisé par Julien Chambon, Marvin Faus Joël Kuhn & Rachel Nullans dans le cadre de l’EMDH de Sciences Po
Si le sujet vous intéresse un article pour poursuivre la réflexion : https://thenewinquiry.com/blog/sharing-economy-and-self-exploitation/
Le mouvement capitaliste
La volonté est de transposer dans le domaine de l’information les principes hérités du capitalisme industriel », Internet serait même le moyen d’atteindre à l’idéal d’Adam Smith.
Face à la multiplication liée à la circulation de l’information « il a fallu mettre en place un cadre juridique permettant d’assurer efficacement la défense de la propriété intellectuelle » En conséquence, les brevets, licences et autres droits d’auteurs se sont multipliés.
Cependant, certains se sont opposés à cette problématique du renforcement de la propriété intellectuelle sur Internet. Plusieurs formes de contestation furent initiées par une partie des praticiens de l’informatique : les « hackers ». Ils s’inscrivent ainsi dans le cadre général du libéralisme et défendent liberté d’expression, vie privée et liberté individuelle.
Techniquement parlant, cela a donné naissance aux logiciels libres, au peer-to-peer etc. engendrant ainsi diverses réflexions (toujours d’actualité) sur ces types de circulation de l’information.
Il est à noter que certains penseurs, tel que Jérémy Rufkin, pensent qu’Internet va signer la fin du capitalisme : avec internet, nous allons faire face à une déferlante de services dont le coût marginal, c’est-à-dire le coût nécessaire à la production d’une unité supplémentaire, tend vers zéro. Or le capitalisme est fondé sur le profit. Mais avec un coût marginal qui tend vers zéro, le profit tend lui aussi vers zéro si bien que le capitalisme est condamné.
Pour Pierre Desjardins, professeur de philosophie émérite au Canada, le nouveau « deal » qu’offre Internet est une forme sophistiquée de capitalisme avancé, un renforcement du capitalisme par l’inversion en douceur de ses normes traditionnelles. Dans cette inversion, nous sommes transformés en simples produits que se vendent et se partagent les entreprises.
Le mouvement libertarien
Le libertarisme est une idéologie beaucoup plus visible aux Etats-Unis qu’en France. Idéologie qui remonte au début du XXème siècle et qui a vu une concrétisation dans la création du Parti libertarien en 1971 aux États-Unis, avec la publication du livre de Robert Nozick, Anarchie, État et utopie.
Il a évidemment eu des émules dans les rangs des acteurs du monde numérique. On parle des « cyberlibertariens », férus de science-fiction et de nouvelles technologies, nombreux en Californie. Jimmy Wales, par exemple, l’inventeur de Wikipédia, se dit randien et hayékien. Il assure qu’il a conçu son encyclopédie sur le modèle de l’ordre spontané de Friedrich Hayek. Il y en a beaucoup d’autres comme Louis Rossetto, le fondateur du magazine emblématique des nouvelles technologies Wired qui a été l’un de ceux qui ont fait connaître le libertarianisme au grand public, Jeff Bezos, fondateur et PDG d’Amazon, Peter Thiel, homme d’affaires américain, fondateur de Paypal ou Justin Raimondo, rédacteur en chef du site web antiwar.com.
Dans l’esprit des libertariens de la Silicon Valley, Internet est le moyen de réaliser une anarchie efficiente et de se passer de l’Etat.
Le courant de pensée cyberlibertarien, « le réseau « ouvert » et « décentralisé » permettrait de libérer les énergies de la société, et serait également le mieux capable de s’autoréguler ». Ainsi, ce concept vise à prolonger la logique de marché (libérale) en affirmer une indépendance d’internet vis à vis de l’Etat. Toute ingérence d’une puissance extérieure est perçue comme illégitime. La défiance née de ce mouvement envers l’Etat est aujourd’hui toujours présente lors « d’initiatives récurrentes visant à « civiliser internet » »
Ce mouvement rejette par exemple les lois sur la protection de la propriété intellectuelle qui irait à l’encontre de cette volonté d’un espace de liberté où tout ce qui circule n’appartient à personne.
Ce mouvement est, comme le premier, composé de hackers (formant les cypherpunks) défendant les « droits civils numériques ». Ce groupement a d’ailleurs été à l’origine de la cryptographie (utilisée aujourd’hui par les sites de e-commerce pour sécuriser leurs échanges). Les cypherpunks présentent Internet et la cryptographie comme un moyen de rééquilibrer les forces entre l’état et les individus. Cela passe par une opacité des communications pour les individus « lambdas » et une transparence des informations d’Etat. Cette idée est imagée par la devise suivante : « privacy for the weak and transparency for the powerful »48.
Julian Assange fut membre des Cypherpunks. Ce mouvement est à l’origine de WikiLeaks. Le Bitcoin est également une émanation directe de la cryptographie.
Conclusion
Dans cette brève histoire, nous avons dû faire des choix, nous n’avons pas pu balayer l’ensemble des champs. Qui aurait pu imaginer qu’ARPAnet aurait conduit à notre monde numérique ? Qui aurait pu penser que le web de Tim Berners Lee serait devenu cette tentacule, qu’il serait à ce point « épinglé au signifiant » ? Tim Berners Lee qui, d’ailleurs, inquiet des dérives prises par le web appelle à le repenser pour le sauver des abus…
Ainsi Internet n’est pas un outil neutre, quand nous confions nos data, nos recherches et nos choix à Google, Facebook ou Amazon, notre geste n’est pas anodin. Les conséquences sont aussi politiques. Le scandale Cambridge Analytica a permis de mettre en lumière les liens troubles, les risques pour la démocratie et les nouvelles formes de diplomatie, nous vous proposons de découvrir ce sujet en avril…
Cet article a été réalisé à partir d’articles de wikipedia, de billets de Rob Horning sur The Inquiry, des articles de Xavier de la Porte sur le Nouvel Obs, du livre « Internet, une société contre l’État ? Libéralisme informationnel et économies politiques de l’auto-organisation en régime numérique » de Benjamin Loveluck, « La Pensée libertarienne » de Sébastien Carré, « La Nouvelle société du coût marginal zéro » de Jérémy Rufkin , « Les Maîtres du réseau – Les enjeux politiques d’Internet » de Pierre-Éric Mounier-Kuhn