Mark Alizart est un philosophe français. Il a également exercé des fonctions dans différentes institutions liées à la création contemporaine.

Avec Informatique Céleste Mark Alizart, concentre son attention sur un produit très singulier qui est né de cette entreprise de « réforme de la Réforme »: l’informatique. Sa thèse est que l’informatique n’est ni une invention spécifique au vingtième siècle, ni surtout une invention réductible au champ des mathématiques. Remontant au premier ordinateur jamais conçu en 1830, la machine de Charles Babbage, il montre que celui-ci s’inscrit pleinement dans le projet de dépasser la raison instrumentale des Lumières mûrie par les Romantiques allemands dans les années 1800, et plus spécifiquement d’élaborer une raison informée par la foi : vivante, organique et holistique.

Pour Mark Alizart, l’informatique finit ainsi de nous sortir de la crise de la modernité en s’offrant à nous comme ce nouveau paradigme capable de restaurer l’unité perdue du monde au moyen du concept d’information. (Robert Maggiori, « Mark Alizart, au début était le code », Libération.fr,‎ 

Vous avez écrit un essai, « Informatique céleste », qui propose une ontologie informatique. Avant toute chose, quelle définition donnez-vous à « informatique » ?

A strictement parler, l’informatique est la science du raisonnement. Elle descend en droite ligne de la réflexion des philosophes, comme Aristote, sur la notion de « logique », sur la possibilité de mettre en forme rigoureusement des propositions sur le monde. Ces propositions doivent être démontrables pour être tenues pour vraies. A la fin du dix-neuvième siècle, la logique a connu des développements extraordinaires qui ont conduit à formuler l’idée que penser consiste à se comporter comme une machine, ou encore que penser n’est, paradoxalement, pas une activité intellectuelle, mais une activité mécanique. De là vient l’ordinateur. L’ordinateur est une machine qui traite mécaniquement des propositions démontrables (calculables) et les enchaîne (ou pas) en fonction de leur valeur de vérité. Il est doté d’opérateurs logiques élémentaires comme les fonctions OR, AND, NOT, COPY, et d’une tête de lecture qui reçoit des informations codées en binaire, du type 1 = vrai, 0 = faux.

A l’origine d’ « Informatique céleste » il y a cette affirmation  » l’informatique ne peut être réduite à une forme de pensée instrumentale ». Il est ainsi impossible de réduire l’informatique à l’ordinateur ? Plus précisément, elle préexisterait à son invention ?

Peu de temps après l’invention de l’informatique, on a découvert que le modèle mécanique de raisonnement qui caractérise les ordinateurs était en fait très répandu dans la nature. La première grande découverte scientifique à cet égard a été celle de l’ADN, le code génétique qui dirige l’évolution des organismes vivants. La vie calcule et programme comme un ordinateur. Plus tard, on a compris que la mécanique quantique pouvait se laissait comprendre comme une informatique quantique : chaque particule élémentaire encode des 1 et des 0. Si l’univers est un ordinateur, comme le pensent de plus en plus de physiciens (une nouvelle discipline, la « physique digitale » a même été créée), on est obligé d’en déduire que l’informatique préexiste à son invention, en effet, qui ne serait que sa « redécouverte », ou encore que nos ordinateurs ont été créés au terme des calculs de ce super-ordinateur cosmique originaire.

Vous soulignez que le vivant échange en continuité des informations, que l’algorithme est au coeur de la nature et que l’univers serait ordonné par lui même, en cela il ne serait pas une « mécanique céleste » mais une « informatique céleste » ; d’où une nécessaire « ontologie informatique » ? 

L’idée d’une « ontologie informatique » m’est venue du désir de pousser plus loin la réflexion sur les liens entre le monde et l’informatique. En philosophie, il y a une célèbre question qui est : « Qu’est-ce que l’Etre ? ». « Quelle est la nature de cette substance qui est en toutes choses, et qui n’est cependant aucune chose ? » Ma réponse est : de l’information. L’Etre est de l’information. C’est à la fois très nouveau et très ancien. Très ancien parce qu’une des plus vieilles paroles du monde est que le monde est esprit, souffle, Verbe divin. Une des plus vieilles paroles philosophiques, celle de Parménide, est que « l’Etre et la pensée sont le même » (cela s’entend encore dans le mot « ontologie », la science qui étudie cette identité, composée de la pensée (logos) et de l’Etre (ontos)). Et en même temps c’est très nouveau parce que pendant longtemps on a cru que la pensée était elle-même une chose, une substance, alors que l’information nous apprend qu’elle n’est justement qu’une fonction, un certain ordre des choses, et même une certaine probabilité qu’elles adviennent. Il y a donc beaucoup de travail pour repenser le monde au prisme de cette idée d’ontologie informatique.

Dans la continuité d’Hegel, vous affirmez que l’univers prendrait conscience de lui même à travers l’Homme, l’Homme serait donc un pont entre nature et esprit répondant là à la crise postmoderne. Mieux, pour vous, l’informatique peut réussir là où les post-modernes ont échoué, quels sont ses atouts pour y parvenir ?  

Hegel est, pour moi, le philosophe qui a le mieux défini le cadre d’une ontologie informatique, et cela d’une manière d’autant plus remarquable que le concept d’information ne serait défini que bien des années après lui, d’abord dans le champ de la thermodynamique, dans les années 1870, puis dans le champ de la logique, dans les années 1930. Pour nous, Hegel est très abstrait, trop abstrait pour être pris au sérieux même. C’est le philosophe qui dit que « toute chose est un syllogisme », ou que « le réel est rationnel », ou que le monde est un « système » ou que l’Absolu est « le Concept ». Ces phrases n’ont voulu rien dire pendant longtemps. Or on peut beaucoup mieux comprendre leur sens aujourd’hui, à la lumière de l’informatique. Si l’Etre est de l’information, oui, « toute chose est un raisonnement », un algorithme, un programme. Mais surtout, l’univers n’est pas fait de matière, une matière à laquelle s’opposerait la conscience. L’univers est, en quelque sorte, lui-même fait de conscience. L’univers s’informe, et c’est ainsi qu’il se produit et qu’il se fait. Dès lors, un nouvel holisme est envisageable : nous ne sommes pas séparés de l’univers par notre conscience, au contraire, nous sommes réunis à lui par notre conscience. Quand nous pensons l’univers, c’est en fait l’univers qui se pense en nous.

Votre proposition nous éloigne donc de toutes ces Cassandre qui voient en l’informatique la fin de l’humanité. Pour vous l’informatique sauvera le monde ?

Il y a bien des usages qui peuvent être faits de la formidable puissance que les ordinateurs mettent à notre service. L’informatique harnache une force élémentaire de l’univers, l’information. Elle a le même statut à ce titre que l’industrie nucléaire, qui harnache l’autre force élémentaire de l’univers, l’énergie (qui est liée à l’information d’une manière très complexe qu’on comprend de mieux en mieux). De même que l’humanité peut mourir de la bombe atomique, elle peut donc mourir de la bombe informatique. Cependant, et là est la différence, la mort par l’informatique peut aussi désigner l’auto-dépassement de l’homme. En donnant naissance à des machines pensantes, à des intelligences artificielles, l’homme donne la conscience à la matière, à l’univers, partant il le rejoint. C’est comme s’il se donnait une seconde naissance à lui-même. Je crois donc en effet que l’informatique peut sauver le monde, au sens où notre monde peut se prolonger au-delà de lui-même, au-delà de sa mort, de la mort du soleil, de la voie lactée, et peut-être même au-delà de la mort de l’univers, sous la forme d’information.