Exercice sur différentes visions d’une même exposition

Va n i t é s d e C a ra v a g e à D a m i e n H i r s t

3 f é v r i e r / 2 8 j u i n 2 0 1 0

M u s é e M a i l l o l , Pa r i s .

Un visiteur de mauvaise humeur

Encore une exposition racoleuse. Certes, les vanités font vendre, il n’y a pas un artiste qui n’en produise, un styliste qui n’en mette sur un T-shirt ou un collectionneur qui n’en fasse entrer dans sa collection. Alors, forcément, « Les Vanités de Caravage à Damien Hirst»… Et cet hommage permanent à Hirst… on ne voit que lui ! Lui, Veilhan, Uklanski… ça m’agace prodigieusement. C’est un peu symptomatique de notre époque, qui ne veut surtout pas qu’on lui parle de la mort… mais si on y ajoute des diamants et de l’or, alors tout de suite elle aime et trouve ça charmant. Où que je regarde, je ne vois que des crânes, de toutes les couleurs, en toutes matières. Cent soixante œuvres, ça ressemble à une accumulation dénuée de sens… Heureusement que quelques-unes me font reconsidérer les modernes ; sans Yan Pei-Ming ou Mapplethorpe, je crois que je me serais contenté de la mosaïque romaine et du Saint François en méditation du Caravage. Finalement, je ne retire rien de cette exposition et j’ai la désagréable impression de ne pas comprendre ce qu’on a voulu me montrer. Ce que je trouve triste, c’est que je ne ressors pas de là avec une envie de m’interroger sur la vie. Il me semblait que tel était le but des vanités : être mis face à sa condition d’homme, ou du moins y réfléchir un peu… Mais cette exposition est à l’image même de notre société : alors qu’on ne veut pas entendre parler de la mort, on est étouffé sous ses symboles et représentations, étouffement qui soustrait le sens. Oui, il doit y avoir intention à enlever le sens… Cindy Sherman ou Andy Warhol n’ont pas été pour moi comme ces esclaves qui murmuraient « memento mori» à l’oreille des généraux romains victorieux.

Un visiteur plus enthousiaste

Peut-être le sujet est-il facile, avec toutes les vanités qu’on voit en ce moment, mais d’un autre côté, je trouve ça intéressant de voir les évolutions de cette discipline : un même sujet et des représentations qui changent. L’idée de la chronologie inversée est astucieuse, on part d’une société dont on connaît bien les codes pour remonter vers les origines de cette discipline. Ces crânes de Gupta ou de Warhol que l’on connaît si bien… et progressivement, au fur et à mesure de la remontée dans le temps, on se trouve confronté à quelque chose de plus sérieux, de dramatique. Un dialogue s’installe entre les époques qui fait jaillir les préoccupations propres à chacune. On ne peut plus demander à notre siècle séculier de craindre un jugement dernier, et la mort est davantage vue comme une absurdité, comment l’Homme peut-il ne pas être immortel ! Et voilà que les vanités tape-àl’œil de Hirst semblent dire à leurs contemporains que la mort, même couverte de diamants, veille… A côté de celle de Warhol, la vanité de Richter semble sortie des limbes comme un dernier jalon vers le mysticisme et la peur de la mort assumée qui nourrissaient les vanités du xviiie siècle. Face au Saint François agenouillé de Zurbaran, on ne peut que trembler, il y a quelque chose de menaçant, la vie elle-même semble être montrée sous ses aspects les plus troubles… « Dans tout ce que tu fais, souviens-toi que ta fin est proche…» Le cabinet de curiosités est intéressant, dommage que les œuvres du fond soient moins visibles, Le Rituel pour la mort de Journiac est un peu trop caché. «Rituel pour la mort»… les titres, les phrases, les mots qui sont associés à chaque œuvre en disent long eux aussi ; c’est un ensemble qui parle plus ou moins à chacun. Car, finalement, chacun trouve SA vanité dans cette exposition, personne ne s’arrête vraiment sur les mêmes. Celle qui m’attire doit forcément dire quelque chose sur ma vision de la vie, peut-être faut-il que je m’interroge sur cela ; qu’est-ce à dire si c’est l’Ecce Homo de Delvaux qui me frappe le plus ?

Un collectionneur de vanités

Cette exposition est peut-être un peu tronquée et se limite aux crânes, alors que les vanités sont plus que cela… On semble oublier que les vanités sont aussi des codes et ne parlent pas que de la mort proprement dite. L’exposition dit avant tout que nous avons simplifié les vanités pour les limiter à la mort, que tous ces codes qui existaient, qui notaient des évidences telles que le temps qui passe, la fragilité de la vie et son caractère éphémère, ont été oubliés pour ne plus montrer qu’une chose : notre finitude symbolisée par ces crânes goguenards. Nous avons oublié que le pouvoir, la conquête, la richesse, la soif de connaissance étaient eux aussi pointés du doigt avant. Adieu sceptres, couronnes, trophées, globes célestes, dés, cartes à jouer, échiquiers… Au milieu de cette exposition, je me dis que nous avons simplifié ce que sont les vanités pour nous en tenir à l’image la plus symbolique : le crâne… une société qui ne veut pas voir que la vie en elle-même est une vanité, qui relègue la fragilité au second plan. Cette exposition fait resurgir que la mort est là, quelle que soit la forme qu’elle prenne, avec ou sans diamant, elle est présente… Peut-être est-ce un procès d’intention que l’on fait aux artistes contemporains quand on considère qu’ils font des vanités parce que c’est « vendeur» ? Parce que les siècles passés ont aussi produit quantité de vanités. Il faut peut-être s’interroger différemment. Les grandes époques de production de vanités ont toujours été des époques de bouleversement, de remise en question de la place de l’homme, ou des époques de troubles, de maladie et de guerres. Si depuis quelques années les vanités resurgissent – sous leur aspect le plus primaire certes –, c’est peut-être aussi que notre société subit des changements radicaux, peut-être plus importants que nous ne pouvons l’appréhender clairement mais que nous ressentons. Il me semble que notre époque n’est pas aussi légère qu’on ne le dit. Et ce n’est pas parce que Jean-Michel Alberola fait un crâne en néon rouge que le message est moins fort que les clairs-obscurs de La Tour. J’aimerais bien l’avoir, d’ailleurs, cet Alberola… et ces photographies de Nadar aussi. Il faudrait peutêtre que je me dise que je ne pourrai jamais les posséder toutes. Quelle collection vaine que celle des vanités !

Magazine N°54