François De Smet est docteur en philosophie de l’Université libre de Bruxelles, après avoir défendu en 2010 une thèse intitulée « Le mythe de la souveraineté – Dialectique de la légitimité, du Corps au contrat social », sous l’égide du professeur Jean-Marc Ferry. Il est également titulaire d’un diplôme de candidat (baccalauréat) en droit et d’un Diplôme d’Études Approfondies (DEA) transdisciplinaire plurifacultaire (Approche transdisciplinaire des enjeux et débats contemporains), dans la même université. Il y est aujourd’hui collaborateur scientifique, au sein du Centre d’études des religions et de la laïcité (C.I.E.R.L.). Il est maître assistant à la Haute Ecole de Namur-Liège-Luxembourg (Louvain-la-Neuve et Namur) et à la Haute Ecole Ilya Prigogine (Erasme – ULB).

Il a notamment écrit Lost Ego, essai pour lequel nous l’avons rencontré. Un essai qui pose des questions fondamentales : pourquoi donc sommes-nous si accrochés à notre maigre « je » ? Pourquoi refusons-nous d’accepter les leçons les plus radicales des neurosciences ou de la psychologie cognitive à propos de notre « identité » ou de ce que nous aimons à considérer comme notre « libre arbitre » ? Quel mal y aurait-il à accepter que nous soyons le résultat de déterminations qui nous dépassent – et que nos choix ne soient que des coli-fichets ayant pour seule fonction de nous rassurer ?

Dans Lost Ego, François De Smet répond à toutes ces questions de la meilleure manière qui soit : en mettant le doigt sur les peurs qui continuent à nous voir nous accrocher aux reliques de notre « moi » en miettes et que nous refusons de regarder en face. Non, nous n’existons pas – mais c’est précisément parce que nous n’existons pas que nous pouvons trouver le moyen de vivre. Seuls, et surtout ensemble.

Entretien :

Dans « Lost Ego » vous abordez un sujet crucial pour la compréhension du désenchantement qui parcourt la civilisation occidentale :  » l’illusion qu’est le « Je » « . Vous écrivez « Ego n’existe pas en tant qu’essence du sujet, au-delà de l’artifice du moi créé par la nature et approprié par la culture ». Pouvez-vous nous expliquer cet artifice ?

Comme toujours, il est ardu de différencier réellement ce qui, chez l’homme, est tributaire de la nature ou de la culture, puisque la spécificité de l’humain est de transformer continuellement sa nature. C’est précisément ce qui se produit avec ego ; d’une part nous sommes des machines fabriquées par l’évolution pour croire qu’il existe un « moi » agentique à l’origine de nos actes et de nos pensées qui déciderait de tout ce que je fais ; d’autre part il y a une culture, essentiellement cartésienne, qui nous invite à nous considérer chacun comme tributaire de droits et d’obligations, de responsabilités. C’est le fruit de la division entre corps et esprit remontant à Descartes, et de tout l’héritage de l’individualisme juridique, qui font encore fonctionner le monde aujourd’hui. Séparez-vous de l’idée que le « moi » n’est pas responsable de ses pensées et de ses actes, et l’ensemble de notre système de droit, par exemple, vole en éclats.

Vous notez que le libre arbitre et la conscience ne sont en fait que des constructions, des récits que nous nous faisons à nous mêmes. « Moi, je est le nom de l’histoire que nous nous racontons » Qu’entendez-vous pas cette narration du soi ?

Une série d’expériences démontrent qu’en marge de connexions servant à l’analyse rationnelle, une partie de notre cerveau sert à délibérément affabuler, à nous raconter des histoires, au sens propre. Or, cette faculté du cerveau, essentielle à la création (il s’agit de parvenir à faire des liens) est directement liée à notre appétit pour la causalité, directement sélectionnée par l’évolution (les animaux qui parviennent à décoder leur environnement en chaîne de causes et de conséquences sont mieux armés face à leur environnement). La faculté d’affabuler est essentielle pour penser ; nous l’utilisons pour donner du sens à ce qui nous arrive – que l’on songe aux sciences, aux religions, ou tout simplement à la psychanalyse. Nous sommes accoutumés et mêmes en addiction aux récits, de toute nature, depuis l’Odyssée jusqu’à Netflix, pour cette raison.

La mise en scène du soi qui domine les réseaux sociaux serait-elle ainsi une externalisation des récits internes dans une tentative de matérialisation du « je » ; comme si la connaissance que nous avons de cette illusion nous poussait à caricaturer cette narration de soi dans l’espoir de créer une réalité ?

Les identités virtuelles (plus ou moins assumées d’ailleurs, vu la myriades d’anonymes qui peuplent la toile) ne matérialisent pas les récits internes ; je dirais plutôt qu’elles les révèlent dans leur chaos. Dans la vie ordinaire, nous pensons des choses contradictoires nous changeons d’avis, nous évoluons, et c’est tant mieux, car la pensée est flux. Les réseaux sociaux donnent une illusion de permanence, installent une exigence de cohérence finalement assez curieuse : chacun peut se retrouver rattrapé par un tweet, un statut Facebook où un article de blog et sommé de le rendre cohérent avec tous les signes qu’il envoie de lui, comme si la cohérence devenait la norme, et la fluctuation un luxe. Quand on y réfléchit, c’est assez délirant.

« Ego » tente à chaque instant de concilier les chaos qui proviennent des mondes internes et externes. Organiser le chaos pour permettre la survie est l’une des premières utilités du cerveau humain or vous insistez sur le fait que l’Internet a comme conséquence de renforcer le sentiment de chaos du monde extérieur. Est-ce que les violences et les positions manichéennes qui caractérisent bien des échanges sur des espaces tels que twitter pourraient s’expliquer par la crainte qu’éprouveraient nos cerveaux, face à ce « sur-chaos », d’échouer dans leur mission d’organisation ?

Nos cerveaux recherchent a priori le confort cognitif. A choisir, nous préférons fréquenter ceux qui sont d’accord avec nous, vont nous flatter ou, en tout cas, ne remettent pas en danger notre vision du monde. C’est humain et c’est pourquoi les injonctions à la diversité d’opinions, à la confrontation, au débat, aussi vertueuses soient-elles, sont contre-intuitives et vues comme moralisatrices. Le web favorise les positions manichéennes et radicales pour ces raisons, auxquelles on peut ajouter des éléments de style ; le format écrit court, la vidéo courte ne permet que des messages forts. Et en effet, cela sert à nous rassurer. Il est plus confortable pour commencer sa journée de faire un avec une citation de Churchill que de relire la Critique de la raison pure. Notre cerveau est un sas entre deux chaos, qui classe les informations de part et d’autre ; il ne peut donc s’en sortir sans modéliser, simplifier ce qui transite par ses canaux.

Vous pointez que les démocraties libérales sont les régimes les plus aptes à concilier le besoin de singularité des hommes et leur appartenance au groupe. Pourtant cet exercice complexe de conciliation d’un récit commun et des récits individuels peut précipiter certains individus refusant la contingence vers des replis identitaires. A quelles conditions les démocraties libérales peuvent-elles relever ce défi de civilisation ?  

C’est le nœud du problème : la démocratie libérale nous permet de nous replier, au point de ne fréquenter que ceux qui nous ressemblent ; et dans le même temps, nous savons que la rencontre et el mélange sont les seuls moyens de préserver des sociétés non clivées. C’est un vrai paradoxe, qui réclame, je pense, une série de mesures d’inclusion et d’exclusion en respect des droits. Deux exemples : l’interdiction du voile intégral, bien qu’étant la restriction d’un droit fondamental, a pour but de sauvegarder à terme le vivre ensemble en favorisant une société où, à tout le moins, les individus qui se croisent dans une rue sont forcés de se regarder dans les yeux. Deuxième exemple : favoriser au sein de l’école tout contenu de philosophie et d’histoire comparée des religions, qui permet de s’approprier le bagage identitaire de toute l’humanité comme le sien propre. Ces mesures partagent en commun d’inviter à prendre conscience de la contingence des identités, dont nous avons fait autant de monstres qui nous emprisonnent et nous convainquent que nous nous définirons d’abord par nos racines et non par nos ailes.