Je ne pouvais aborder le thème des démocraties à l’ère numérique sans aller à la rencontre des Civic Tech. J’ai donc interviewé Antoine Brachet – Directeur Exécutif de Bluenove pour qu’il me fasse découvrir ce qui se cache derrière les termes d’intelligence collective….
Antoine Brachet, vous êtes directeur exécutif de Bluenove. Avant tout, pouvez-vous nous présenter Bluenove ?
Avec plaisir, Bluenove est une société franco-canadienne installée en France qui travaille sur les questions d’intelligences collectives massives. Nous sommes une cinquantaine de collaborateurs. Nous avons développé une méthodologie en partenariat avec le MIT pour répondre à une question posée alors par la Commission européenne : « Comment écrire la Constitution européenne à plusieurs millions de personnes ? ». Nous avons donc travaillé 3 ans pour créer à la fois une méthodologie et une plateforme – Assembl – qui permettent justement d’activer des dispositifs d’intelligences collectives massives soit en entreprise, soit dans le secteur public ou avec des citoyens.
Et pour préciser, car tout le monde ne connaît pas ce que c’est, pouvez-vous nous expliquer ce qu’est l’intelligence collective exactement ?
Alors l’intelligence collective peut être considérée comme un « buzz word », c’est pour cela que j’insiste sur l’aspect méthodologique. Pour moi c’est une discipline en création. L’idée c’est s’assurer de faire interagir un nombre très important de personnes dans un temps court, pour arriver à résoudre des problématiques complexes. On est en train – notre génération – de vivre le XXIème siècle avec beaucoup de challenges.
Chez Bluenove on pense que, grâce à l’intelligence collective, on pourra sans doute résoudre les défis auxquels on est confrontés.
Et donc vous avez créé cet outil qui s’appelle « Assembl », est-ce que vous pouvez nous parler de la façon dont cela fonctionne, enfin les grandes généralités car c’est un peu complexe.
Rapidement, c’est une question d’architecture de conversation.
En fait chez Bluenove on a un certain nombre de convictions fondamentales, la première d’entre elles est que la démocratie commence par la conversation. Et c’est au niveau de jeu de la conversation qu’on aboutit aux réponses que j’évoquais préalablement. Et donc toute l’architecture des dispositifs qu’on met en place consiste à mettre chacun en condition de réaction par rapport à ce que les autres ont exprimé ; d’être capable de donner le meilleur que l’on a en soi, en réponse à des questions données.
Et ces questions c’est une architecture. Donc on va bâtir une forme de maison : là il va y avoir des questions ouvertes, ici des fils de discussion : « je réagis plus vivement forcément à ce que vous auriez, vous, exprimé, ça me donne d’autres idées ». Peut-être des moments de vote aussi en disant « ah tiens qu’est-ce qui est intéressant ? » ou peut-être d’approfondissement sur des questions qui auraient émergé.
Et j’insiste sur un dernier point, qui est une autre conviction forte, pour que ça puisse fonctionner, il faut prendre en compte ce qu’on appelle « l’imprévisibilité du futur ». L’imprévisibilité du futur c’est l’idée que, ce n’est pas parce que, au début d’un dispositif ou d’un processus on dit que, a priori, les thèmes A, B et C sont les thèmes à traiter et qu’ils sont les bons thèmes, qu’ils le resteront. On les soumet à une communauté active, qui va sans doute faire émerger d’autres thèmes qui sont plus pertinents que ceux auxquels on aurait songé a priori.
En fait ce sont des idées individuelles qui sont auto-challengées par d’autres idées ou par soi-même en fonction des discussions. Et comment faites-vous la hiérarchie des idées ?
Alors d’abord quand on s’exprime, il y a ce qu’on appelle une « taxonomie intrinsèque au discours », c’est une donnée.… Imaginons, les gens discutent au salon, et nous dans la cuisine, aidés un petit peu d’intelligence artificielle qu’on appelle du NLP- (Natural Language Processing, traitement automatique du langage naturel NDLR) on, dans la cuisine, va analyser tout ce qui est dit dans le salon.
Donc il faut imaginer que la conversation devient une espère d’énorme objet mouvant, avec beaucoup de mots, la Pléiade écrit par plein de gens différents, et nous on va architecturer toute cette conversation. On va dire « là c’est intéressant dans ce que vous vous avez exprimé ». Peut-être qu’il y a beaucoup de déchets, quand on parle il y a toujours du déchet, mais on va trier « là tiens c’est intéressant et il y a un nouveau concept » » là c’était quelque chose d’intéressant et un exemple auquel personne d’autre n’avait songé etc. » et on va les remettre en avant pour que les autres puissent s’en ré-emparer.
Tout le sujet est justement de retraiter en permanence la conversation générée par l’ensemble des personnes qui y participent pour y trouver justement la substantifique moelle et la requestionner elle-même par la collectivité.
Cette méthode vous l’appliquez aussi bien pour les entreprises du privé que du public, est-ce que vous pourriez nous donner un exemple de ce que vous avez fait pour des collectivités ou des débats publics ?
Oui alors on a fait beaucoup de choses mais je peux peut-être donner un exemple de l’année dernière où on a travaillé avec le ministère de la Transition écologique et solidaire.
L’enjeu c’était d’interroger les citoyens qui le souhaitaient, sur les villes et territoires de demain. Donc on a, sur les principes que j’ai déjà évoqués, organisé un dispositif qui permettait de faire un appel à la conversation citoyenne pour se projeter dans ce que devraient être ces villes et territoires. Ceci évidemment pour nourrir les travaux du ministère et pouvoir peut-être aller dans les bonnes directions.
Anecdotiquement ou pas d’ailleurs, je crois que vous voulez qu’on en parle aussi après, on a mis à disposition de ces citoyens également un module de réflexion imaginative donc de création de microfictions. Et je trouve que ce qu’il s’est passé est très intéressant, on a eu beaucoup de textes d’imagination produits sur ce thème. Et on a mis ensuite en œuvre un dispositif dans lequel nous avons fait intervenir des auteurs de bandes dessinées. Ils ont récupéré ce qui avait été écrit, enfin un certain nombre de ces nouvelles écrites par tous, pour les traduire en bande dessinée. Et j’insiste sur ce point la qualité était là – car quand on parle d’intelligence collective on interroge la qualité du contenu produit par tous. Et chez Bluenove on pense qu’on peut activer cette intelligence là et on en est très fiers.
En revanche, ce qu’on oublie souvent, c’est la capacité d’engager ou de rendre accessible justement cette intelligence créée par tous. L’exemple que je viens de donner me semble pertinent car c’est un exemple dans lequel on voit que ce que les gens vont avoir potentiellement entre les mains à la fin, ce n’est pas 500 pages absconses avec beaucoup de notes de bas de pages que personne ne lira jamais sauf peut-être quelques experts. Mais c’est un livret citoyen dans lequel sont insérées des bandes dessinées elles-mêmes créées par certains d’entre nous en tant que citoyens et cela donne sans doute beaucoup plus envie de s’y plonger que le rapport que je citais jusqu’à présent.
Oui justement ce dispositif, c’était Bright Mirror – que vous avez appelé comme ça j’imagine en réponse à la série angoissante que tout le monde connaît – né d’une envie de créer des « utopies positives » grâce à l’imagination pour permettre de se projeter un peu plus facilement. Mais concrètement Bright Mirror ça se passe comment ?
C’est très simple, on vient d’en faire un qui a très bien fonctionné. Un atelier en l’occurrence autour des thèmes du Grand Débat national, et précisément sur le « citoyen de demain ». On avait une centaine de personnes réunies aux Halles civiques (à Paris NDLR) pour y participer.
Si vous étiez venue, vous auriez commencé la session en étant spectateur. C’est-à-dire que vous auriez assisté notamment à un préliminaire de Loïc Blondiaux qui est un chercheur politologue sur « Qu’est-ce que c’est qu’être citoyen ? » et qui a donné plein de germes d’idées.
Nous n’avons pas eu l’occasion de le faire ici mais souvent on a aussi un auteur de science-fiction qui dédramatise un peu l’acte d’écriture. Puisque après vous allez passer du statut de spectateur au statut d’auteur. Auteur cela veut dire que vous allez vous répartir en petits groupes de 3 ou 4 personnes en un temps très contraint, moins d’une heure, pour écrire ensemble une microfiction, à peu près une ou deux pages.
Enfin vous vous transformez en acteur puisque vous allez passer sur scène afin de lire aux autres la microfiction que vous avez écrite avec vos compagnons écrivains d’un soir.
Voilà et j’insiste sur ce passage de spectateur, à auteur à acteur parce que pour moi, un des enjeux du projet Bright Mirror – au-delà de l’aspect que l’on évoquait d’imaginer un futur positif – c’est aussi de le projeter.
D’où un changement de posture. C’est de se dire « c’est sympa de gueuler en disant qu’il faut que le monde change » mais pour que ça puisse réellement changer, ça nécessite une forme d’engagement. Et j’essaye de symboliser cette évolution de posture par ce voyage en 3 étapes que sont spectateur, auteur et acteur comme je viens de le dire.
Ce projet c’est quelque chose que vous organisez uniquement vous-mêmes ou vous êtes en open innovation et vous donnez des clés à d’autres personnes qui auraient envie de créer cela dans d’autres villes ?
On l’a déjà fait dans plusieurs villes en simultané, c’est une première réponse. Typiquement on l’a fait récemment avec trois villes en Afrique (Dakar, Abidjan et Accra) sur la thématique de l’eau, qui était une très belle thématique. Avec des modalités d’écriture venant d’Afrique, des choses très intéressantes et poétiques, certaines relevant presque de la prière, ont émergé, c’était très intéressant.
Mais on pense aller beaucoup plus loin, on a déjà collecté près de 2000 textes depuis que j’ai lancé le projet l’année dernière. On a beaucoup d’idées. Une en particulier – que je vous livre un petit peu en prime time car elle a émergé avant-hier chez moi – ce serait de faire un Appel à intérêts : des gens qui voudraient aller sur la plateforme et qui se diraient « je me saisis des textes, je pourrais les transformer, que je peux en faire une analyse ». La plateforme est foisonnante : archétypes associés, répartition par thème… Il y a plein de choses à faire autour de cela.
Bon ensuite j’ai beaucoup d’autres idées, mais un de mes enjeux, c’est, de manière citoyenne, faire en sorte que peut-être plusieurs millions de textes soient écris d’ici 2 à 3 ans, je pense que c’est possible. Et on pourrait se créer notre livre du futur, ensemble.
Et puis il y a un autre point sur lequel on travaille beaucoup aujourd’hui : on est très sollicités par des grandes organisations, qui elles-mêmes, souhaitent se réinventer. Et là ça peut leur être utile y compris dans une capacité d’engagement de leurs collaborateurs, qui sont souvent dans des situations un peu « pressurisées » on va dire. Car ça redonne un peu de souffle et d’espace, d’envie et l’appel à l’imaginaire fonctionne bien. On retrouve un esprit que parfois l’on perd en grandissant.
Donc on voit que vous êtes très positif alors que beaucoup pleurent la démocratie qui est en train de périr sous les assauts du numérique. Est-ce que vous pensez que les CivicTech vont sauver la démocratie ?
Je ne sais pas si les CivicTech vont la sauver mais je pense que, oui, la démocratie est en train de grandir. On a deux types de citoyens : on a le citoyen républicain qui s’engage, qui essaye de délibérer etc. ; un citoyen libéral qui consomme plutôt.
Moi je pense que ce qu’il se passe aujourd’hui en France est passionnant, on a eu les Lumières au 18e siècle et on a réinventé des choses. On reproduit aujourd’hui ces aspects qui rappellent les cahiers de doléances, où on essaye de se dire, « qu’est-ce que ça peut être demain ? ». Et je suis optimiste car je ne pense pas que tout est acquis, même si je pense qu’il y a d’ailleurs des scénarii qui ne sont pas forcément les plus roses possibles.
Mais c’est un optimisme de la volonté, c’est un optimisme de dire « la démocratie est en train de grandir, de passer à l’âge adulte potentiellement aidée par les nouvelles technologies ». Le monde est beaucoup plus à plat, c’est beaucoup plus facile de converser entre nous tous. Et si on fait preuve d’un peu de responsabilité, on peut s’emparer de cela pour, peut-être, proposer quelque chose de différent. Ce n’est pas tant vers de la démocratie d’un point de vue purement direct ou participative, c’est plutôt ce que j’appellerai de la « démocratie délibérative », où au-delà des points d’étapes qui méritent sans doute de continuer à exister, vote etc., il y a peut-être d’autres modalités d’organisation citoyenne pour que les gens puissent se ré-emparer de prises de décision qui finalement nous touchent tous.
Et je pense qu’on est au début, si on fait référence à la manière dont ça se passe dans des journées d’idéation, souvent on commence par une purge. Il y a le moment où tout le monde parle pour évacuer ce qu’il a dans la tête, enfin tout ce qui est un peu simpliste… Je pense qu’on est dans cette phase là et qu’il reste toute la journée après, pour justement réfléchir à plein de nouvelles possibilités. Et peut-être ensuite les faire converger.
Si on a choisi d’appliquer Bright Mirror au Grand Débat national, c’est que, au-delà des thèmes prédéfinis par le gouvernement, je crois que les gens peuvent s’emparer d’autres thèmes et c’est ce qu’on a essayé de faire émerger ce soir-là.