Les Petits Métiers – Irving Penn

FONDATION HENRI CARTIER-BRESSON

DU 5 MAI AU 25 JUILLET 2010

Un retraité

— Je me souviens qu’enfant je les voyais passer ces joueurs d’orgue de Barbarie, rémouleurs, vitriers… et je les avais oubliés. Le monde a tellement changé, je ne m’en suis pas aperçu. Ces photos me ramènent à cette époque où les métiers s’affichaient sur les hommes. Je me revois enfant regardant passer le laitier avec ses bouteilles en verre dans lesquelles était recueilli ce lait bien blanc, et j’aimais écouter le son de l’orgue de Barbarie quand il se dispersait dans le quartier, les enfants accouraient vers la machine et fixaient ces partitions étranges devenir de la musique… La ville n’était pas la même, la vie non plus, d’ailleurs. En regardant ces photographies, je redeviens l’enfant d’un monde qui n’est plus. Ça me renvoie que mon enfance est partie avec ce monde-là, qui comme elle ne reviendra plus. Je ne pensais pas pouvoir regretter cette époque. Je ne dis pas qu’elle était plus intéressante que celle que nous vivons, mais, soudainement, je la trouve plus poétique. Ces «petits métiers» qui donnaient un charme à la ville, une âme, même. Oui, il s’agit de cela : l’âme d’une rue, d’un quartier… Paris était moins grande, chaque quartier avait ses caractéristiques propres, on voyageait en traversant la Seine… Ces hommes et femmes faisaient le lien. Je le trouve touchant ce réparateur de faïence. Qui fait encore réparer sa faïence? Qu’est-il devenu, lui qui n’a plus eu de place dans cette société qui s’est métamorphosée en moins de cinquante ans en mettant sur la touche ces petites gens qui la composaient depuis des siècles. Cela me rend triste, ému, toutes ces figures rieuses et fières, ces hommes et femmes qui proposaient leur savoir-faire… Comment ai-je pu les oublier ? Pourquoi n’ai-je pas remarqué le vide qu’ils ont laissé?

Un webmaster

— Quels étranges noms de métiers… Rémouleur, marchand de concombres, vendeur de peau de chamois… 1950, c’était hier. Paris, New York, Londres, trois villes opposées et pourtant similaires grâce à cette foule, à ces artisans urbains. Et en même temps, il se lit sur les visages de chacun, dans la pose, un trait caractéristique de sa nationalité : les Français esquissant des sourires timides, les Anglais arborant fièrement les insignes de leur profession et les Américains heureux de passer à la postérité par la photographie. On peut donc faire le même métier dans trois régions du monde mais ne pas le vivre de la même façon. Et puis les extraire de leur quotidien, les faire poser dans un studio, c’est transformer ce qui aurait pu être un reportage sociologique en un portrait psychologique. Je regarde ces visages de personnes que je n’ai jamais vues, ces métiers que je n’imaginais même pas avoir pu exister, et je les regrette. J’imagine les rues de Paris bruyantes des cris de ces hommes et femmes, parsemées de leur silhouette, et il se dégage une atmosphère particulière. «Les petits métiers», un drôle de nom quand j’y réfléchis. Quand je les regarde, je ne me dis pas que ces gens font des petits métiers, je les vois fiers et arrogants, fiers de leur savoir, leur uniforme comme blason. Quand je croise des gens dans la rue, je ne peux jamais identifier leur profession, rien ne distingue les hommes les uns des autres… À cette époque, chacun portait les attributs de sa profession sur lui, la relation au travail était donc forcément différente de celle d’aujourd’hui. Il n’y avait pas de honte à exercer un métier qui aujourd’hui serait certainement désigné par une périphrase pour ne pas froisser les ego. Je dois avouer que c’est troublant toutes ces photographies, ces portraits, je n’arrive pas à me figurer ce que devait être le monde à cette époque, pourtant pas si lointaine. J’ai comme une nostalgie de ce monde-là, il me semble qu’avec toutes ces figures, ces métiers ancrés dans la ville, Paris devait être moins froide, moins anonyme, ces gens dans les rues, devant leur boutique, devaient créer des liens, tisser des relations aujourd’hui disparues ou virtuelles.

Un photographe

— C’est étonnant de voir ce travail d’Irving Penn, moi qui le connaissais davantage comme un grand nom de la photographie de mode… Vogue, ses photos de mannequins parisiens ou ses portraits de mondains cultureux… Je me demande pourquoi il s’est tout à coup intéressé à ces petits métiers, au point de les faire poser comme des stars dans son atelier. D’un autre côté, cette série reflète assez bien l’admiration qu’il avait pour Atget et Sander, comme s’il fusionnait les deux approches. Mais je ne sais pas si c’est cet aspect de son travail que je préfère. Il est évident qu’il sait capturer les personnalités, mais ce qui capte ici mon attention, audelà de la photographie en elle-même, c’est le côté exotique de ces portraits : ce garde-champêtre de Montmartre avec son chapeau à la Napoléon me déroute, surtout si je l’imagine dans le Montmartre d’aujourd’hui… Mais je trouve que la véritable valeur de cette série c’est d’être le témoignage d’un monde disparu et ça me gêne, dans l’appréciation que je peux en avoir. Il est évident que Penn maîtrise parfaitement la lumière, ce qui donne cette atmosphère particulière. D’un point de vue technique, c’est absolument parfait, c’est acquis, il est l’un des maîtres de la photographie du xxe siècle. Mais il y a tellement de choses qui se superposent dans cette exposition que je ne sais plus ce que je regarde : le témoignage d’une époque disparue? une recherche sociologique? le travail d’un grand photographe? Il me semble que l’exposition ne joue que sur cette nostalgie, sur le souvenir d’une société qui n’est plus. Et je trouve que cette nostalgie – que Penn ne pouvait pas imaginer si vive – interfère avec le véritable sentiment que font naître ces images : face à ces cent portraits, je me sens perdu, submergé par des métiers aux noms parfois vides de sens pour moi. C’est peut-être sévère, mais cette nostalgie qui surgit de partout m’insupporte de plus en plus. On a compris que c’était mieux avant! À la fin, elle me fait rejeter ce travail. Je n’aime pas quand ce sentiment naît en regardant une œuvre, quelle qu’elle soit; j’ai toujours l’impression qu’il prend trop de place et ne laisse pas à d’autres sentiments, plus subtils, la possibilité de se faire sentir. Alors oui, les «petits métiers» ont disparu, mais doit-on toujours faire la liste des choses.

Magazine N°55