Killed in Action (Case Study House) – Wilfrid Almendra, matériaux et formats divers.
Exposition à la galerie Bugada & Cargnel, jusqu’au 12 février.
Un architecte
L’architecte : si je vous ai fait venir dans cette galerie aujourd’hui, c’est parce que ce travail de Wilfrid Almendra vous concerne tout particulièrement… Avant de commencer, est-ce que l’un d’entre vous peut nous rappeler ce qu’est le programme des Case Study Houses, en deuxième année d’archi. ça devrait vous dire quelque chose….
Un élève : C’est un programme américain des années 50… des architectes ont conçus des projets de pavillons…
L’architecte : Oui. Autre chose ? Personne ? L’idée qui soustend ce projet lancé par la revue Arts et Architecture c’est de s’inscrire dans une nouvelle ère autrement dit se servir de nouveaux matériaux pour un homme nouveau, l’Homme Moderne. La grande nouveauté qui aujourd’hui peut vous sembler commune à vous, futurs architectes, c’est que ces projets devaient être reproductibles… Autrement dit il ne s’agit pas de construire pour une personne, c’est un projet global… Replacez vous dans le contexte, l’idée était révolutionnaire… Des maisons identiques pour une nouvelle génération d’hommes. Le singulier s’efface devant la masse ; de nouvelles maisons pour un nouvel idéal…
Un élève : mais … l’architecture n’a-t-elle pas toujours été la transposition de l’idéal d’une société donnée ?
L’architecte : Oui! Et c’est vrai qu’il faut construire une maison comme un idéal ! qu’elle doit retranscrire une volonté, un point de vue sur le monde et sur ceux qui vont l’habiter. En imaginant une maison, on l’inscrit dans une époque… Et je trouve que ces sculptures abstraites reflètent bien le processus qui se met en place dans la tête de l’architecte. Parce que l’architecture, c’est aussi une intuition de ce que doit être une maison dans un endroit précis pour une personne précise. Et déconstruire l’habitat comme Almendra le fait questionne ce que chacun de nous transpose dans une maison… ce que je veux vous faire comprendre c’est que, quoique vous investissiez personnellement dans vos projets, n’oubliez pas que vous êtes des produits de votre époque et qu’une maison reste une maison ; n’oubliez pas l’essence de vos projets… Maintenant, retournons à notre exposition. Les sculptures que vous voyez ici sont dix projets qui n’ont pas été sélectionnés, qui sont restés à l’état de plans. Etonnant de voir comment un artiste contemporain transpose les plans non ? Regardez les attentivement, j’aimerais que vous releviez ce qui vous frappe avant tout…
Un élève : Les plans ne sont pas transposés, l’artiste a juste relevé les matériaux… Un autre : certains son abîmés, usés, imparfaits… un peu comme si les maisons s’étaient dégradées avec le temps.
L’architecte : Les matériaux sont au cœur de notre métier, oui… il ne faut pas que vous l’oubliez… Quand vous dessinez une maison,vous dessinez quelque chose de concret. Ici le concret prend la place de l’intellectuel, il rend sa place au nécessaire, il redonne sa matérialité à ces plans… oui vous savez dessiner, oui il faut être initié pour comprendre vos plans mais au final, le concret c’est quoi ? que votre maison est soumise à des aléas… que finalement l’habitant remplacera votre beau mur de briques par du crépi et que le temps mettra un peu de rouille sur votre tôle… c’est l’érosion que vous avez relevée… et qui redonne sa place au temps… Oui, la tôle se détériore, le bois travaille, le verre se polit… la notion du temps qui passe et qui les dégrade est aussi une question à laquelle doit se confronter l’architecte, n’oubliez pas que votre travail est fait pour durer, que vous devez imaginer ce que donne une architecture dans le temps…
Un élève : je vois bien la question du temps mais si je prends cette sculpture, là, pourquoi avoir placé un vase ? C’est inutile…
L’architecte : Inutile ? Je suis un architecte des années 50, le monde dans lequel je vis change, je sens que l’homme devient différent… J’imagine quel est cet homme et je me dis que je vais concevoir pour lui une maison globale, intérieur comme extérieur, tout est pensé… L’hélice que vous voyez sur cette autre sculpture procède du même désir : j’imagine que l’habitant se déplacera en hélicoptère, alors je lui fais un héliport sur le toit de sa maison… L’architecte pense la maison comme une prolongation de la nature humaine… Ce vase semble rappeler l’utopie totalitaire qui naît parfois dans la tête de l’architecte, la vie imaginée au détail près en oubliant le désir de ceux qui prennent possession des lieux… Chacun transpose ce qu’il veut dans une maison, oui on écoute le client mais moi, quand je dessine, je conçois, je m’imagine la vie de l’habitant, je la fantasme, parfois j’y transpose mes désirs propres et j’oublie l’autre… Pour moi cette exposition vous dit à vous architectes deux choses : tout ce que vous concevez, vous le concevez avec les idéaux de votre époque. Et tout ce que vous imaginez sera de toute façon soumis aux aléas de l’autre. Le devenir de votre projet ne vous appartient pas, il appartient à ceux qui y vivront, il subira le temps qui passe… posez-vous la question du devenir.
Un visiteur
Donc si je comprends bien, ces dix sculptures représentent dix pavillons qui n’ont pas été réalisés. Dix projets de pavillons qui répondaient à une expérience architecturale des années 1950 et qui devaient retranscrire la vie de l’homme dans le monde moderne. Si je regarde sans lire, je ne vois que 10 sculptures aux formes étranges. Par exemple celle-là avec une hélice ou alors cette tôle ondulée, on dirait une glissière et celle-là… pourquoi un vase comme ça ? Elles ne ressemblent pas vraiment à l’idée que je me fais d’un travail d’architecte, encore moins d’une maison. Maintenant si je lis le texte (mais peut-on aujourd’hui visiter une expo sans devoir lire un texte de deux pages ?), il y a une interprétation de l’artiste par rapport au désir des architectes : une volonté de montrer autre chose à travers ce travail sur les matériaux, les techniques et les plans de masse. Il rappelle l’utopie du projet, cette croyance naïve en un nouvel homme. C’est amusant de se dire que des architectes ont imaginé le pavillon de l’homme moderne, ils devaient se dire que tout allait changer. L’homme serait différent grâce à la technologie et donc il lui fallait un habitat en conséquence. Si seulement ces types voyaient ce qu’est un pavillon de banlieue aujourd’hui ou mieux, un lotissement, avec toutes les maisons pareilles les unes aux autres, un petit bout de jardin, comme un lopin de terre, et la tristesse que ça engendre… Parce que ces Case study truc, c’était quand même voué à être reproduit, ce n’était pas des exemplaires uniques. Je veux bien que la standardisation ait pu faire rêver dans les années 50, mais elle a produit des catastrophes dans la vie des gens, et je ne parle pas des barres d’immeubles… l’artiste non plus d’ailleurs. Accroché verticalement, ça devient abstrait. Beau ? Je ne sais pas.
Un critique :
Le travail de Wilfrid Almendra présenté dans la galerie Bugada et Cargnel et intitulé Killed in Action (Case Study House) interroge le modernisme. L’artiste choisit de s’intéresser au programme pavillonnaire mis en place aux EtatsUnis à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Choisissant dix projets architecturaux qui n’ont pas été retenus, Wilfrid Almendra en transpose les plans en sculptures. Dix formes abstraites au premier abord, mais qui décortiquent l’idéal sous-entendu par ces projets : celui de l’homme moderne tel que se le figurait la société d’après guerre. Un homme nouveau, secondé par une technologie balbutiante et dans laquelle la société d’alors plaçait tous les espoirs. Wilfrid Almendra fait ressortir grâce à son art de l’assemblage l’utopie de cette représentation idyllique. Ici, pas de reconstitution à l’échelle – il ne s’agit pas de maquettes – mais des masses, des détails et des matériaux divers dont certains usés, fatigués comme vieilli par le passage du temps soulignent la dégradation des idéaux, notent l’absurdité de la foi dans le modernisme. Et comme un coup de grâce à ce projet naïf, qui voyait dans la multiplication de pavillons identiques la marque de la modernité, les matériaux choisis par l’artiste sont autant de marques autobiographiques qui renvoient à l’essence même de l’habitat – loin des projections des architectes et des fantasmes d’une société – celle d’être le lieu du particulier, de l’intime… Aujourd’hui, les rêves de la toute jeune société de consommation prêtent à sourire. Non, nous ne possédons pas tous notre hélicoptère, oui le temps laisse encore ses traces et détériore les constructions de l’homme. L’avenir de l’homme comme celui de son habitat n’est pas prévisible, aux idéaux s’oppose la réalité et ces dix sculptures, tels dix squelettes de projets avortés sont les indices de l’échec d’une vision naïve du modernisme.