Isabelle Collet, informaticienne, professeure en sciences de l’éducation à l’université de Genève, membre du conseil d’administration de la Fondation femme@numérique et autrice de « Les oubliées du numérique », qui sort aujourd’hui aux éditions du Passeur Editions.

En 2005, vous avez soutenu un doctorat en sciences de l’éducation à l’Université Paris-Ouest Nanterre La Défense sur « La masculinisation des études d’informatique ». Vous êtes Maître d’enseignement et de recherche sur les questions de « Genre et éducation » à l’Université de Genève et chercheuse associée à l’Institut des Etudes genre de l’Université de Genève. En 2006, vous avez publié « L’informatique a-t-elle un sexe ? » aux éditions L’Harmattan ( un prix de l’Académie française des sciences morales et politiques.)Comment expliquez-vous le manque de profils féminins dans les secteurs de l’informatique ?

Tant que l’institution ne prendra pas les choses en main, nous ne verrons que des améliorations à la marge. Effectivement, l’image masculine du métier pèse et, oui, au moment de l’orientation les filles ne choisissent pas ce métier en premier (il est important de noter qu’elles ne l’excluent pas plus que les garçons c’est seulement dans la probabilité de le choisir que les choses changent) mais les écoles d’informatique même si elles font de la communication pour recruter plus de profils féminins ne se remettent pas assez en cause.

J’en veux pour exemples deux institutions qui ont adressé ce problème il y a quelques temps déjà. Deux écoles, deux types de solutions offensives.
Carnegie Melon a choisi de se remettre complétement en question, de la sélection (et même en amont) à l’offre pédagogique. L’établissement a agi sur différents fronts en parallèle.

Tout d’abord, auprès des enseignants du secondaire pour les équiper pour qu’ils donnent envie en faisant attention au genre.

Au moment de la sélection en suite, souvent dans les lettres de motivation on demande aux futurs élèves de positionner ce choix dans un parcours personnel cohérent. De fait les garçons ont plus d’exemples à donner que les filles. Carnegie Melon a choisi de changer cette manière de recruter, ils ne cherchent pas des informaticiens nés, ils cherchent des jeunes qui ont envie d’en faire un métier. Et ils ont donc décidé d’ouvrir les critères de recrutement à d’autres sujets que l’informatique : l’implication dans la vie associative, la sociabilisation par exemple. Il y a eu une vraie politique de défiance quant aux prérequis traditionnels.

Une fois en école il y a eu des changements pédagogiques : des groupes de niveaux ont été mis en place, il est important de noter qu’en fait ces groupes de niveaux ont permis de faire monter en compétence d’autres populations en échec ( les jeunes issus de milieux moins favorisés et donc ayant moins eu accès à un ordinateur dans leur jeunesse par exemple ).

Tout au long du parcours, des modules de « sociabilisation » sont mis en place avec en résultat final des jeunes filles et garçons qui affirment vouloir faire de l’informatique pour « l’amour de l’art » et pour « être utile » (alors que jusqu’à présent ces deux réponses étaient genrées avec une appétence pour le côté bien commun pour les filles)

L’autre méthode, choisie par la NTNU, est celle des quotas transitoires : à la promotion habituelle ils ont ouvert 30 places supplémentaires, prenant le risque d’une année blanche mais envoyant un message fort.  En agissant de la sorte ils sont passés rapidement de 12% d’effectif féminin à 30%. Là encore la décision au changement a été réfléchie en amont par une équipe.

Ces exemples pour dire que l’on sait comment faire mais que cela demande de prendre de réels risques, de se remettre en question et de travailler pour que les choses changent (pour Carnegie Melon ils ont travaillé pendant un an avec une équipe de recherche pour comprendre et trouver des solutions). Dans le paysage français une école comme Simplon fait des choses concrètement avec notamment leur journée de sensibilisation ouverte aux filles uniquement.

Alors que l’informatique à ses débuts étaient une discipline féminine on est passé à une profession masculine, comment expliquer ce retournement ?

Le logiciel et le calcul numérique ont longtemps été considérés comme peu prestigieux, ce manque d’aura faisait de ces professions des professions sans enjeux. Ces grosses machines au sous-sol des entreprises étaient associées à des fonctions du secteur tertiaire, et on sait que la société assimile aisément les professions du tertiaire aux femmes.

Les choses ont changé fin 1970 et dans les années 1980. Quand l’informatique est devenue un enjeu pour les politiques et un métier d’avenir donc. Il devenait impérieux de former « les jeunes » il faut entendre « les jeunes garçons ».

En parallèle de cela, l’arrivée du PC dans les foyers a permis à la figure du geek déjà présente dans les romans de SF de se déployer et les adolescents garçons se la sont rapidement appropriée. Phénomène auquel s’ajoute des stéréotypes véhiculés par le marketing qui faisait du PC un outil de l’homme moderne. Peu à peu un prestige autour du métier s’est construit, les filles en ont été exclues très rapidement.

D’autre part, il faut noter que beaucoup de pays ont décidé de lier l’enseignement de l’informatique aux mathématiques, renforçant le discours sur une « masculinité » de la discipline. Les pays européens tels que l’Italie qui avaient fait le choix de le relier à une matière plus littéraire (philosophie ou linguistique) ont d’ailleurs mieux résisté que les autres à la masculinisation de la profession.

Les pays du Moyen Orient ou de l’Asie qui n’ont pas eu cette construction occidentale de l’imaginaire informatique ont encore aujourd’hui des promotions féminines (Iran, Malaisie, etc.) et c’est d’ailleurs ces jeunes femmes qui contribuent à la féminisation des cursus… occidentaux !

Vous enseignez la pédagogie de l’égalité, pouvez-vous nous dire en quoi cela consiste ?

Cette pédagogie de sensibilisation des enseignants est mise en place dans le canton de Genève. C’est une convergence à la fois de volontés – une mobilisation féministe sans faille, un doyen qui s’est déclaré féministe et une volonté politique affirmée – et la mise en place d’un institut de formation des enseignants. Pour valider leur diplôme ils doivent suivre mon enseignement qui les sensibilise à plusieurs points « d’appels » : 1. l’autorité des enseignants : les hommes ont-ils une autorité « naturelle » ? 2. La violence sexiste et hétérosexiste à l’école 3. Avantages et inconvénients de la mixité. Je remarque une vraie appétence pour ces sujets car de nombreux enseignants qui suivaient la formation parce qu’elle était obligatoire, prennent des modules complémentaires optionnels.

Les enseignants sont ainsi sensibilisés et promeuvent un modèle égalitaire. On ne peut pas demander aux élèves d’avoir un comportement idéal si les enseignants ne montrent pas l’exemple et ce tout au long de l’année. Les semaines de l’égalité si elles ne s’inscrivent pas dans une volonté sur le long terme de promouvoir ces valeurs sont sans effet.

Vous êtes présidente de l’ARGEF, l’association de recherche sur le genre en éducation et formation et cofondatrice de la revue GEF : Genre, éducation, formation. Qu’est ce exactement que l’ARGEF ?

La création de cette association part d’un constat : beaucoup de professionnels et de chercheurs travaillent sur le genre mais ils n’avaient pas de liens. Cette association et la revue GEF (première revue francophone sur ces questions de genres) permettent d’échanger sur les pratiques et les travaux.

Interview réalisée pour Les Femmes de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.