Catherine Sueur vous êtes présidente du directoire de Télérama, un titre dont le tirage papier est très fort (et vu le contexte c’est à saluer) mais qui accusait, à votre arrivée, un retard sur le numérique. Vous avez donc répondu par le lancement d’une « application Télérama », comment s’inscrit-elle dans la stratégie globale de Télérama ?

Interview Femmes de Culture –
Octobre 2020

            L’application Télérama a été développée avec l’ambition d’être une application  servicielle dans le respect de l’ADN du magazine. Télérama a  notamment bâti son identité sur la recommandation audiovisuelle, notre application adapte cette offre hebdomadaire aux nouveaux usages. Elle répond donc à la question « Que regarder ce soir ? » Question qui n’est pas si simple que cela à une époque où la multiplication des supports (télévision linéaire, plateformes audiovisuelles, …) rend l’offre pléthorique, noyant par là-même les téléspectateurs. Comme j’aime à le remarquer, « on passe plus de temps à chercher le programme qu’à le regarder. » L’application est donc là pour guider, quotidiennement et tous supports confondus, les lecteurs dans leur choix. Là encore nous conservons notre ADN car c’est la rédaction de Télérama qui fait la sélection et la partage avec les utilisateurs.

            Dix-huit mois après son lancement, l’application a plus de 280 000 utilisateurs et environ 3 millions de visites mensuelles. Son audience progresse régulièrement, la période de confinement a même vu des pics de fréquentation à plus de 5 millions de visiteurs.

            Cette application conjuguée à notre site internet nous permet de répondre à la diversité des pratiques culturelles marquée par des différences fortes entre génération. Nous touchons ainsi de nouveaux utilisateurs, plus jeunes dont les usages sont différents de ceux des lecteurs traditionnels papier de Télérama. Car il faut le rappeler Télérama diffuse à plus de 450 000 exemplaires dont 410 000 abonnés avec un taux de réabonnement à 85% c’est un magazine installé, aux lecteurs très fidèles – et je tiens à les remercier !

            Mais attention, quand je dis « installé » cela ne veut pas dire qu’il ne se modernise pas. Comme le souligne notre directrice de la rédaction Fabienne Pascaud, c’est un titre qui croit plus aux évolutions successives qu’aux nouvelles formules, ainsi nous nous adaptons aux nouvelles temporalités et formes d’offres culturelles que sont le replay, le podcast ou la VOD… Des changements de la formule print qui peuvent aussi attirer les lecteurs digitaux et c’est là un vrai enjeu d’avenir !

Le président du directoire du groupe « Le Monde », Louis Dreyfus, vous a aussi demandé de le seconder sur l’ensemble des magazines du groupe (La Vie, Courrier International, L’obs, Télérama), dans cette période complexe (dét de bilan de Presstalis, crise publicitaire liée à la crise sanitaire tout particulièrement durant la période de confinement,…) quels sont les défis que vous identifiez ?

            C’est vrai la presse écrite est face à d’énormes défis, en particulier ceux liés à la baisse inexorable de la diffusion en kiosque. C’est donc une chance dans ce contexte de travailler pour des titres ayant une telle histoire, véhiculant les valeurs fortes – telles que l’indépendance éditoriale, l’offre culturelle, le travail d’enquête et de reportage – sur lesquelles repose le groupe Le Monde. Car face à ces défis, nous avons tous la même stratégie qui est en premier lieu de nous appuyer sur nos identités – et elles sont très fortes pour Courrier International ou pour L’Obs par exemple- et en second lieu de consolider le relais de croissance qu’est l’abonnement numérique.

            Prenez un titre comme Courrier International, avec 55 000 abonnés numériques il est le premier magazine en terme d’abonnements numériques. Cela commence à faire un poids qui permet d’asseoir une économie. Notre avenir est à construire sur le développement et l’abonnement numériques.

Vous venez de Radio France où vous aviez le poste de Directrice générale déléguée, avant cela vous étiez Secrétaire générale du groupe Le Monde, vous êtes aussi présidente du conseil de surveillance de LObs, dans un monde où les fake news se propagent (la période que nous vivons a été particulièrement propice à leur diffusion), où la vérité ne semble plus avoir dimportance (prenons lexemple du président Trump) et où les réseaux sociaux permettent la manipulation des électeurs, comment vous, femme de média, voyez-vous votre rôle dans lespace démocratique ?

            Notre rôle est plus que jamais important dans l’espace démocratique menacé et alors qu’il y a une véritable défiance de la part de l’opinion publique quant au journalisme. Une défiance qu’il ne faut surtout pas sous-estimer et à laquelle nous devons répondre par de plus grandes exigences : une exigence d’indépendance, une exigence journalistique, une exigence de qualité et de fiabilité de l’information. Ne nous mentons c’est un travail de longue haleine pour reconquérir la confiance du public.

            Mais cette exigence que nous nous donnons, doit cependant aussi responsabiliser les lecteurs. Ils doivent comprendre que cela a un prix. Surtout sur internet où l’on a tendance à privilégier le « gratuit » des réseaux sociaux.

            La période de confinement que nous venons de traverser est, à cet égard, à prendre en exemple. Tous les titres du groupe Le Monde ont vu leurs audiences augmenter, témoignant d’un véritable besoin de se tourner vers des informations de qualité, qu’elles soient quotidiennes comme celles proposées par L’Obs ou avec une perspective internationale pour les lecteurs de Courrier International. Dans ces périodes d’incertitude nous restons une source d’information et de décryptage vers laquelle les lecteurs se tournent. Et cela nous oblige.

On vous sait très engagée pour l’égalité, et dans cet engagement il y a l’égalité femmes-hommes dailleurs à votre arrivée à Radio France vous avez très vite agi en ce sens (30% de femmes dans les matinales, vivier de femmes à haut potentiel, travail de fond sur lorganisation structurelle ..), pourquoi selon vous une initiative comme Femmes de Culture est importante à notre époque ?

            C’est indispensable d’avoir une action déterminée en faveur de l’égalité professionnelle, car qu’il s’agisse de carrière ou de harcèlement sexuel, les choses ne sont pas encore réglées. C’est pour quoi je regarde avec beaucoup d’intérêt la troisième génération de féministes, qui avec de nouveaux moyens d’actions et des exigences plus fortes nous montrent qu’on peut aller plus loin.

            Je suis particulièrement fière de participer à « 100 femmes de culture » à double titre. Tout d’abord, je pense qu’il faut valoriser les parcours des femmes car elles ne sont jamais les ambassadrices de leur propre réussite. Je l’ai souvent vu en tant que manager, les femmes doutent plus de leur valeur que les hommes. Un homme à qui est promu demandera tout de suite quel est son nouveau salaire alors qu’une femme vous interrogera sur la pertinence de votre choix… J’espère que la génération qui vient n’aura pas ces mêmes réticences !

            Ensuite, aujourd’hui encore, la place de la femme dans les entreprises, comme dans la société d’ailleurs, demande une vigilance de chaque instant, qui ne souffre pas de relâchement. J’ai été auditionnée par la députée Céline Calvez pour son rapport sur les femmes dans les médias pendant la crise sanitaire : face à l’urgence, on « omet » de donner la parole aux femmes. « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » Pourtant Simone de Beauvoir nous avait mises en garde !

INTERVIEW POUR FEMMES DE CULTURE – OCTOBRE 2020