Dans le cadre du thème « Cartographie des futurs », je me suis entretenue avec Sophie Sakka, enseignante-chercheuse à Centrale Nantes. Sa recherche au Laboratoire des Sciences du Numérique de Nantes (LS2N) porte sur la robotique humanoïde et le mouvement humain, et tout particulièrement la modélisation de l’équilibre dynamique de systèmes bipèdes dans l’objectif de réaliser des prothèses et exosquelettes autonomes. Parallèlement, elle est présidente-fondatrice de l’association Robots ! dont l’objectif est la diffusion auprès du grand public de connaissances et compétences sur les robots et leur utilisation.
Comment vous êtes-vous intéressée aux robots et plus précisément aux robots humanoïdes ?
J’ai fait des études de sciences puis de mécanique à l’Université Pierre et Marie Curie (Paris 6) jusqu’à l’obtention d’une thèse de robotique en 2002. A l’époque, il n’y avait de robots humanoïdes qu’au Japon, je suis donc partie 2 ans à l’Advanced Industrial Science and Technology de Tsukuba pour me spécialiser en robotique humanoïde. En France à l’époque, on n’estimait pas que le travail autour des robots humanoïdes puisse s’apparenter à de la recherche. Je me souviens d’ailleurs qu’à l’époque de mon séjour au Japon une délégation française avait fait le déplacement pour évaluer la pertinence d’un développement propre de ce type de robots ou d’un achat de technologie existante en point de départ de la recherche française pour rattraper son retard.
En 2005, j’ai rejoint l’Université de Poitiers en tant qu’enseignante-chercheuse puis, en 2010, l’Institut de Recherche en Communication et Cybernétique de Nantes (IRCCyN, maintenant LS2N)
En parallèle à vos travaux de recherche vous avez créé une association, Robots ! , pouvez-vous nous la présenter ?
Au départ, il y a un constat : on parle beaucoup de robots mais rares sont les personnes qui en ont déjà vus. Cette association existe pour faire bénéficier ceux qui s’y intéressent d’un avis neutre. Qu’ils puissent se renseigner sur ce qu’est un robot, en voir, en toucher, en manipuler. Il s’agit de créer une rencontre avec cette technologie.
En parallèle, sont menés une réflexion sur les usages des robots dans la société et un travail d’innovation sociale : nous abordons des populations qui ont un problème et nous cherchons à y répondre avec l’aide des robots. Nos expériences se font toujours dans un contexte, sur le terrain et non en laboratoire même si elles s’opèrent toujours avec des chercheurs afin de modéliser l’approche. L’avis des experts de terrain est aussi pris en compte dans nos analyses de pertinence.
Pouvez-vous nous présenter des exemples d’initiatives initiées par Robots ! ?
Nous avons déployé des programmes de médiation robotique appliquée à l’accompagnement thérapeutique. Le premier projet « Rob’autisme » a été mis en place en 2014, la population visée était constituée d’adolescents présentant un trouble du spectre autistique (TSA). En 2017, nous avons développé un autre programme, en EHPAD, pour les populations atteintes d’Alzheimer : « Rob’Zheimer ».
La grande originalité de ces programmes est que nous n’intégrons pas le robot comme un interlocuteur mécanique, mais nous l’utilisons comme une prothèse en communication : les utilisateurs se servent du robot pour lui faire dire ce qu’ils veulent, communiquer avec le monde, s’exprimer. Nous avons complètement inversé le rapport à la machine, le robot est utilisé comme un avatar technologique et non comme un interlocuteur. Ainsi le robot n’est plus un remplaçant de l’humain, il est un médium de communication.
Et quels en sont les résultats ?
Ces programmes sont d’une grande efficacité en termes d’amélioration des habiletés sociales des participants. Les améliorations sont d’autant plus spectaculaires qu’elles opèrent en une vingtaine d’heures d’ateliers seulement. Nous cherchons maintenant à comprendre comment et pourquoi nous obtenons ces résultats.
Votre association n’intervient pas que dans des contextes thérapeutiques, vos recherches se portent sur d’autres domaines …
En effet, nous ne nous limitons pas à ce terrain. Ainsi, nous avons lancé récemment un programme qui s’intéresse à l’évolution des métiers avec la robotisation, et l’impact de cette robotisation sur notre fonctionnement social. Le principe est simple : on robotise un métier afin de comprendre les conséquences de l’introduction de cette technologie.
Le but ici n’est pas de remplacer l’humain mais bien d’appréhender les spécificités propres à l’humain ou au robot dans l’accomplissement de la tâche. Cela nous permet de comprendre comment concilier les deux pour améliorer le service ou le rendu ainsi que la vie du professionnel.
Ainsi en janvier 2019 nous avons inauguré « L’enseignant robot » : en janvier dernier à l’École Centrale de Nantes, pour la première fois, un cours de robotique humanoïde a été donné par un robot humanoïde.
Quelles ont été les réactions des étudiants ?
Ce sont des élèves ingénieurs donc ils ont été avant tout ravis de bénéficier de cette technologie de pointe, et impressionnés par l’efficacité technologique. Mais alors que le robot était télé-opéré (l’Intelligence Artificielle n’étant pas (encore) capable de le faire opérer en autonomie) les étudiants ont très vite oublié l’humain alors qu’ils étaient au courant de la technologie employée.
Et cette faculté à oblitérer l’humain, cela n’est pas dangereux ?
Traverser la route dans l’absolu c’est dangereux mais si on vous a expliqué qu’il fallait regarder à gauche et à droite, vous traversez sans vous mettre en danger. De la même façon, nous sommes là pour alerter ; et c’est le but de ces expérimentations en contexte. Si cette technologie présente des risques, notre rôle est de les repérer et de donner des consignes pour que cela se passe bien.
Il y a beaucoup de mythologies qui circulent autour des robots, des fantasmes et des craintes.
La robotique est une technologie émergente, nous n’en sommes qu’à ses balbutiements. Mais paradoxalement, cette technologie a trois siècles d’histoire(s) dans nos imaginaires, le robot vient au monde âgé de trois cents ans… Et c’est aussi la seule technologie dont le nom est tiré de la science-fiction (le terme robot apparaît pour la première fois dans la pièce de théâtre « Rossum’s Universal Robots » de Karel Čapek à partir du mot tchèque « robota » qui signifie « travail, besogne, corvée » NDLR).
Ces robots qui vivaient dans les fictions ont fait irruption dans la réalité depuis quelques décennies seulement, et dans la société depuis quelques années seulement. Et il y a un décalage entre ce qu’ils faisaient dans les livres (nos imaginaires) et ce dont la technologie est capable actuellement. En même temps cette mythologie constitue un empêchement de pluralité : nous sommes comme contraints par ce que les livres ont dépeint, il y a une difficulté à s’extraire d’une essence fictionnelle.
Par exemple, l’utilisation de la technologie comme prothèse de communication telle que nous l’utilisons au sein de Robots !n’existe pas dans les livres et les films ou alors avec des intentions malveillantes de manipulation.
Justement, alors que ce mot même est chargé de trois siècles de connotations, quelle est votre définition de ce mot « robot » ?
C’est une machine cybernétique possédant un corps physique et qui concerne quatre domaines principaux : la mécanique (pour le corps), l’électronique (capteurs et motorisation), les commandes (interprétation des signaux, envoi des instructions) et l’informatique. La cybernétique est donc cette science qui permet de répondre à la demande de fonctionnement sans mettre en conflit ces quatre domaines.
La particularité de cette machine est sa capacité à prendre des décisions (et ce quel que soit le type de décision) de manière autonome selon un programme perception (capteurs) – décision (informatique) – action (moteurs) qui s’opère en boucle.
Nous avons autour de nous des machines robotisées sans que nous ayons le sentiment que ce soit des robots : prenez l’exemple d’une machine à laver capable d’ajuster le programme de lavage en fonction du poids du linge dans le tambour, c’est un robot. Idem avec les radiateurs avec thermostat ou même une cafetière…
On a effectivement du mal à prendre la mesure de la technique dans ces appareils et les nommer robot ! D’autant plus que l’on entend souvent que les « robots vont conquérir le monde »…
Là encore c’est le poids de l’imaginaire. Pour contrer cet imaginaire, j’ai une méthode très simple : puisque le robot est une machine comme une autre, par exemple une cafetière ou une machine à laver, il suffit de remplacer le mot « robot » par « cafetière » dans les phrases que l’on entend et vérifier si les propos restent réalistes… Donc, vous me demandiez si les cafetières vont conquérir le monde ?
Effectivement, on voit tout de suite les limites !
Et vous voyez si votre interlocuteur exploite votre imaginaire… Mais vous constatez que nous acceptons des choses qui nous semblent fantaisistes rien que parce que nous mettons le mot « robot ». Cet exercice démontre l’absurdité de certains discours comme donner la nationalité à un robot (comme l’a fait l’Arabie Saoudite) ou licencier des robots (comme le titraient les journaux)…
Alors comment en est-on arrivé à poser la question des droits juridiques pour des robots ? Vous pensez que cela tient à leur caractère humanoïde ?
Il y a un phénomène de projection qui s’opère ; ce qui peut être très bien comme dans le cadre d’un travail avec des autistes par exemple. Mais, comme je le disais, nous héritons de trois siècles de projection « Libérez les androïdes etc. » avec Asimov, Villiers de L’Isle Adam ou Philip K. Dick… qui ont doté les robots d’un libre arbitre….
Quels sont les enjeux actuels autour de la robotique ?
Il y a des enjeux techniques, dans les capteurs ou les batteries (autonomie d’énergie qui est aussi un enjeu qui dépasse le cadre purement robotique). Nous avons aussi des progrès à faire au niveau sécuritaire qui sont aujourd’hui limités par des questions d’informatique embarquée : autant les dégâts faits par un Nao (6kg) sont limités, mais dès que les robots deviennent plus imposants, par exemple une voiture autonome, les dangers sont plus grands.
Il y a aussi les aspects légaux : si un robot provoque des dommages ou si la décision qu’il prend est inadaptée, qui est responsable ? Si la prise de décision n’est pas faite par un humain, qui est responsable pour réparer le préjudice ? Une des pistes est la constitution d’une personnalité juridique mais je ne suis pas certaine que ce soit une bonne solution. Mais qui alors ? l’ingénieur qui a programmé ? Celui qui a fait les tests ? Et que se passe-t-il en cas de piratage ? Les questions sont nombreuses et les débats à leurs prémices…
D’autre part, il y a un important déficit aussi des recherches faites autour des usages des robots : comment l’utilisation de ces derniers portent (ou non) préjudice aux capacités cognitives des humains ? On va les lâcher dans la société sans aucun recul lié aux conséquences de leur activité sur notre organisation. Et vue l’ampleur du déploiement qui se prépare, les dommages qui auraient pu être prévus seront difficilement rattrapables.
C’est pour ça que nous avons fait le choix avec Robots ! de travailler au cœur des populations avec les personnels de terrain dont les opinions sont fondamentales.
Idem avec le programme d’enseignement. L’expérimentation que nous avons mise en place avec des étudiants de Centrale Nantes sera étendue à la rentrée prochaine sur des classes de collège (une classe de 4ème) et lycée (une classe de Seconde). Ce travail de recherche en contexte nous le faisons avec des enseignants et les résultats de ces classes seront comparés avec les résultats des classes ayant eu un enseignement « classique ». Ce que nous essayons de comprendre c’est sur quelle couche de la mémoire travaille un apprentissage avec un robot, est-ce la même qu’avec un humain ? Le robot peut-il aider un élève en situation de rupture comme il a aidé les adolescents TSA qui suivent Rob’Autisme ?
Il est primordial d’avoir des réponses avant que cette façon de faire soit déployée à plus grande échelle. Car il faut aussi garder à l’esprit que face à un robot humanoïde vous êtes en pleine confiance ; l’altérité est suffisamment grande pour que les barrières et les méfiances que nous avons face à un autre humain sautent… Il y a donc une grande vigilance à avoir, dans les niveaux des limites que nous posons aux programmes, aux développements, aux intentions.
C’est notre responsabilité d’y réfléchir et de transmettre.
Cet entretien a été réalisé dans le cadre du programme éditorial « Penser notre monde » pour les 25 ans de Brains Agency