For most of history, anonymous was a woman.

Virginia Woolf, A Room of One’s Own.

L’Histoire a l’habitude de se dispenser des femmes, l’histoire de l’art en fait tout autant. Comme l’avait rappelé (1) Camille Morineau – conservatrice du patrimoine, directrice de l’association Aware (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions…) et commissaire d’exposition – dans une interview à Libération, « la pulsion artistique existe autant chez les hommes que chez les femmes. Il y a toujours eu des femmes artistes, mais on a tout simplement ignoré leur travail et l’histoire les a oubliées ».

Un oubli qui nous rend toutes et tous ignorant.e.s d’une partie de notre patrimoine culturel et artistique : en effet, en dehors de quelques références, qui connaît les noms de ces femmes architectes, compositrices, artistes, cinéastes, écrivaines qui ont participé à l’édification de notre culture ?

Depuis de nombreuses années maintenant, des chercheur.euse.s, collectifs et associations, alertent sur l’invisibilisation des femmes et tentent de redonner leur place à ces créatrices qui constituent le capital artistique et culturel de l’humanité. 

Aucun champ n’est épargné

Quelle que soit la discipline, jeune ou ancestrale, les noms des femmes restent cruellement invisibles. Pour preuve, né alors que les mouvements féministes se créaient, l’art encore jeune qu’est le cinéma s’est déjà construit un panthéon bien masculin : qui hormis les cinéphiles averti.e.s connaît l’œuvre d’Alice Guy ? Qui sait que Musidora – égérie des Surréalistes – fut productrice dès 1917 ? ou encore que la journaliste Germaine Dulac a, elle, créé la compagnie DH Films en 1916 ? Sans parler de Jacqueline Audry, cinéaste, qui de 1945 à 1968, a réalisé seize longs métrages de fiction, ce qui en fait la plus prolifique au monde. 

Si les compositrices classiques des siècles passés restent nimbées d’un mystère délétère, Lisa Rovner dans son film « Sisters with transistors » a cherché à rendre leur place à Clara Rockmore, Delia Derbyshire ou encore Wendy Carlos, pionnières de la musique… électronique. 

Et lorsque l’on cite « Angélique Mongez », « Adélaïde Labille-Guiard », « Hortense Haudebourt-Lescot » … qui peut dire à quelle discipline et quels siècles rattacher ces noms ? Qui connaît ces femmes peintres ayant exercé entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle ? De même, quelle place dans nos bibliothèques pour les œuvres de Catherine Bernard, Marie-Anne Barbier, Marceline Desbordes-Valmore ou encore Hélène Bessette ? Oubliées des livres d’histoire de l’art, comment peuvent-elles être connues du grand public ? 

Un constat effroyable

Grâce aux travaux et aux mobilisations des différentes associations, et avec le concours froid des données, on mesure mieux l’étendue de l’invisibilisation. Ainsi « la base de données Joconde », qui répertorie les œuvres des musées français, permet de comptabiliser dans les collections du Louvre — qui rappelons-le couvre une (plus que vaste !) période allant de l’Antiquité au milieu du XIXème siècle — 42 peintures exécutées par 28 femmes, sur un total de 5387 œuvres, soit 0,78 % du corpus. Un chiffre qui en dit long.

Héloïse Luzzati, violoncelliste formée au Conservatoire de Paris et fondatrice de l’association « Elles Creative Women », apporte un regard similaire quant au monde musical : seulement 1 % des œuvres jouées en salle sont des pièces de compositrices classiques. 

Le Festival de Cannes débutant, nous pouvons reprendre les chiffres du Collectif 50/50. En 2018, il a publié une étude révélant que, de 1946 à 2017, la part de réalisatrices dans la sélection officielle n’a jamais dépassé les 20% et seuls 7% des grands prix ont été remportés par des femmes.

Aux racines multiformes de l’invisibilisation : entre déconsidération du vivant de l’artiste, déni d’accès aux techniques et oubli posthume 

Comment expliquer concrètement ce résultat ?  Pour Charlotte Foucher Zarmanian, docteure en histoire de l’art et chercheuse au CNRS au sein du Legs (Laboratoire d’études de genre et de sexualité) : « Faire de l’histoire, c’est faire des choix, donc exclure. En histoire de l’art, il y a eu une mise à l’écart des femmes, qui n’était pas forcément conscientisée. (2) ». Car pour certaines disciplines, il s’agit bien de sélection a posteriori. Martine Lacas (3) rappelle ainsi qu’à la fin du XVIIIe siècle les femmes peintres étaient aussi bien considérées que les hommes. 

Une histoire un peu différente pour d’autres disciplines dans lesquelles, la société de leur temps leur a tout simplement refusé les moyens de faire entendre leur voix. Prenons l’exemple de l’architecture : étant donné leur place, les femmes ont joué un rôle et marqué leur trace dans l’architecture vernaculaire. Par la suite, elles ont été mises à l’écart des métiers technologiques et prestigieux et éloignées de la formation académique jusqu’au début du XXème siècle, époque à laquelle la profession d’architecte et ses écoles se sont ouvertes aux femmes (4).

La place des femmes dans la musique a connu une construction similaire : comme le rappelle l’historienne Mélanie Traversier (5), auteure de « La musique a-t-elle un genre ? », « la filière musicale a consisté à nier l’accessibilité des femmes à une forme de génie ou de créativité musicale ». De manière plus formelle encore, elles ont été limitées à des instruments particuliers, les instruments à vent, par exemple, leur étant longtemps interdits.

La littérature n’est pas en reste. Les autrices ont pu voir, de leur vivant, leur travail souvent critiqué, minimisé, relayé au rang de littérature « de seconde zone (6) ».

Aujourd’hui encore un manque de reconnaissance publique 

L’espace public au XXIème siècle continue de rendre les existences de ces artistes et intellectuelles invisibles :  les rues portant des noms de femmes pèsent à peine 5 % dans le total des rues baptisées d’un nom de personnage historique ou relevant du champ culturel.

Autre lieu d’enjeux, les programmes scolaires. Comment espérer faire changer les choses si au moment de leur formation les futur.e.s citoyen.ne.s ignorent la place qu’ont eu les femmes dans la création ? Et cette tendance est mondiale : « Pendant mes quatre années en musicologie, on nous a parlé de trois ou quatre compositrices seulement. Et c’était probablement parce qu’elles étaient liées à de grands compositeurs connus, comme Clara Schumann, femme de Robert » constate amèrement le musicologue Paolo Pietropaolo (7).

Pour mieux comprendre l’étendue du problème, nous pouvons citer l’étude (8) du Centre Hubertine Auclert datant de 2013. Les recherches montrent la part plus qu’infime que représentent les femmes autrices (3,7 %) et artistes (6,7 %) dans l’ensemble des manuels . Quant aux femmes philosophes, elles n’y sont citées que cinq fois (695 fois pour les hommes philosophes). Parmi les personnalités historiques et spécialisées (science, sport, critique littéraire, sciences humaines etc.), les femmes ne sont que 15,5 %. 

Un diagnostic connu mais une vigilance toujours requise 

Pour achever le travail d’invisibilisation, les œuvres des autrices restent moins rééditées (9) que celles de leurs homologues de genre masculin. Ainsi dans le domaine musical les partitions éditées et jouées à une époque subissent le manque de demande – liée de fait à l’ignorance même de leur existence – qui annulent leur réédition. Les œuvres littéraires et poétiques subissent le même sort. De même, les numérisations des œuvres sur pellicules et donc périssables, restent des enjeux majeurs. Là aussi l’absence au répertoire des œuvres des femmes reste leur premier ennemi. Les acteur.rice.s du monde de l’édition et du patrimoine doivent donc se saisir du rôle majeur qu’elles.ils ont à jouer.  

Pour les institutions culturelles et artistiques, il s’agit désormais de rendre visibles les femmes de l’art et de la culture car elles demeurent sous-représentées. Pour tous les arts, les créatrices subissent les mêmes discriminations : elles sont moins exposées, moins programmées dans les festivals, moins rémunérées, moins aidées par les bourses et les subventions, moins honorées par des prix que les hommes.

Les temps changent, heureusement et les expositions et manifestations mettant les artistes femmes à l’honneur sont nombreuses. ONU Femmes France vous propose d’ailleurs une sélection pour faire de votre été un été culturel et féministe ! Rendez-vous ici pour le découvrir.