Karl Kraus est un écrivain, essayiste, dramaturge viennois du début du XXème siècle dont l’oeuvre est encore peu traduite en français. Il est aussi un pamphlétaire et satiriste redouté ( « L’enragé « comme l’appelait Walter Benjamin ) grâce à Die Fackel – revue qu’il a fondée et qui a paru pendant 40 ans – dans laquelle il dénonçait sans relâche les compromissions, les dénis de justice et la corruption, et notamment la corruption de la langue en laquelle il voyait la source des plus grands maux de son époque, et dont il tenait la presse pour principale responsable.

Karl Kraus dénonçant les dérives du progrès, certains le taxent de réactionnaire, d’autres, plus nuancés comme Walter Benjamin, le considèrent comme un « étrange mélange de théorie réactionnaire et de pratique révolutionnaire ». Pour Bourdieu, l’oeuvre de Kraus est une « sorte de manuel du parfait combattant contre la domination symbolique. ».

Jacques Bouveresse dans Schmock ou le Triomphe du journalisme a étudié les différentes positions du penseur quant à la presse. Nous vous proposons ici quelques clés de lecture tirées de l’ouvrage.

L’alliance fatale de la communication, du marché libéral et de la technique

Déjà à l’époque il pointait du doigt l’automatisation du processus de la technique déchaînée et qui a abouti aux systèmes de communications modernes dont les conséquences sont moralement et socialement destructeurs. La communication devient alors un objet d’aliénation car elle s’impose comme une obligation absolue, tyrannie qui s’exerce dans tous les domaines de l’activité humaine : vie sociale, économique et culturelle.

Pour Kraus, la presse ne répond pas au besoin d’un lecteur désireux d’être informé et éclairé mais à celui d’un consommateur d’un nouveau genre, le consommateur de nouvelles. La presse ne serait donc au final que le produit du développement de la technique allié à celui de la communication dans une société de consommation. Cette origine bassement matérialiste serait alors masquée par l’artefact de la « liberté de la presse », liberté ramenée abusivement pour Kraus aux droits fondamentaux car, pour lui, « la liberté de la presse est l’ange exterminateur de la liberté ».  C’est donc uniquement le développement des techniques et du monde du marché de la communication qui exigeait et a engendré la justification de ce concept de la liberté de dire pour la presse et le droit de savoir, alors érigés en absolus.

Un autre grief du penseur adressé à la presse celui de pouvoir transformer non seulement « l’insignifiance objective en importance reconnue par tout le monde, mais aussi le mensonge en vérité admise »* . Ce pouvoir tend à l’hystérisation :

« l’actualité changeant tous les jours, il doit y avoir par conséquent une vérité pour chaque jour ».

On le comprend, pour l’essayiste viennois la presse « fait l’événement »**. Ce besoin d’avoir des informations nouvelles chaque jour, voire à chaque édition (rappelons ici que la presse à l’époque de K. Kraus avait plusieurs éditions par jour et donc la surenchère que nous vivons aujourd’hui avec les chaînes d’information continue n’est pas nouvelle…) oblige donc les journalistes à faire des faits divers des informations. « Le principe fondamental de la possibilité d’entrée intellectuelle pour tout ce qui est imprimé quotidiennement, écrit Kraus, est : tout est égal et ça sera toujours assez vrai. » Peu à peu, on assiste à la disparition des obligations que l’on pourrait avoir par rapport à la vérité au profit de celles que l’on a envers l’actualité.

Les journalistes deviennent les feuilletonistes de l’action et alors

« une bonne partie des activités de la presse consiste à faire parler les gens sur des choses sur lesquelles ils devraient se taire »***.

Naissance d’un pouvoir absolu

Karl Kraus assiste a la montée du pouvoir de la presse, une montée du pouvoir concomitante à la montée du libéralisme, il prédit que le pouvoir journalistique est en train de devenir un pouvoir absolu qui sera le seul à le rester. Une institution qui dispose d’un pouvoir aussi illimité et exclusif que celui que possèdent les journaux est par nature incapable de se critiquer réellement elle-même »****

« Il existe désormais un appareil qui dispose d’un pouvoir illimité pour la corruption de l’esprit public »

La fin de l’imagination et la réduction du langage

Un autre grief majeur fait par Kraus à la presse est l’appauvrissement du langage. Elle porte la responsabilité de la mise en phrase et de la verbalisation dans un langage préformaté et stéréotypé.« Dès lors que la langue se fie aux contenus objectifs et intentionnels qu’elle véhicule, elle se laisse contaminer par les assauts de l’extériorité avec tous ses attributs – valeurs dominantes, discours convenus et obligés, contraintes commerciales de la Presse, idéologie. » Cette réduction du langage a des conséquences dramatiques : elle trouve son accomplissement dans la rhétorique de la propagande belliciste ainsi que dans celle du nazisme.

Petit à petit la presse vide les cerveaux de substance et de jugement. Il dénonce alors ce qu’il appelle l’alliance fatale : encre/technique/mort.

Un auteur à relire

Alors que Jacques Le Rider vient de publier une biographie de l’essayiste autrichien, on voit à travers quelques points d’entrée que la pensée de Karl Kraus est une pensée à redécouvrir pour nous permettre de mieux repenser et comprendre la presse et le journalisme à notre époque.

*Jacques Bouveresse, Schmock ou le triomhe du journalisme, page 52
** Pour Bourdieu « la presse a le monopole de la diffamation légitime » in A propos de Karl Kraus et du Journalisme
*** Jacques Bouveresse, Schmock ou le triomphe du journalisme, page 52.
**** Ibid. pg 54