Interview de Inès Leonarduzzi – CEO at Digital For The Planet & Founder at Women Inspiring Talks – Réalisée pour les Femmes de l’ESR

Inès Leonarduzzi, vous êtes experte en stratégie numérique, entrepreneur, écologiste et auteure française. Vous êtes PDG de l’ONG internationale Digital for the Planet et membre du directoire à l’Institut des transitions à Paris. Vous êtes par ailleurs fondatrice de Women Inspiring Talks. Quand on voit votre parcours et votre âge – Inès est née en 1987 NDLR – on se dit que décidément Rodrigue avait raison « aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années», si vous deviez nous donner les clés pour comprendre votre parcours, quelles seraient-elles ?

Je commencerais par la lecture, lire a été l’activité fondatrice et structurante de mon enfance. À travers les romans, je me suis ouverte sur le monde, j’ai voyagé et je suis partie à la rencontre des autres. J’y ai appris que la vérité est un concept dynamique, rien n’est réellement binaire. Le monde est fait de bien plus de nuances qu’on ne pourrait le penser. Des voyages littéraires, je suis naturellement passée aux voyages réels. Aller à la rencontre des différentes cultures permet de perdre ses propres certitudes et nourrir sa curiosité.

Et puis il y a eu la nature. J’ai grandi en Normandie, à la campagne ­­— la vraie campagne ! —dans un hameau où la forêt commençait au bout du jardin. Très tôt je rêvais en contemplant les arbres et les nuages. Cette tendance contemplative a d’ailleurs quelque peu inquiété ma mère : la psychologue en elle avait un peu peur de me voir me couper du monde.

J’ai été sensibilisée très tôt aussi au respect de la nature : je passais mes vacances avec ma grand-mère Berbère, cette culture comme celle de bien des peuples est une culture d’économie circulaire : tout se réutilise et se transforme. J’arrivais avec mes emballages plastiques et me trouvais confrontée à une réalité : on ne peut rien faire d’un pot de Nutella vide si ce n’est le jeter. Et je me retrouvais gauche de ce déchet qui devenait encombrant. Et puis ma mère m’a aussi initiée au respect des cycles de vie et de croissance dans la nature. Elle m’enseignait que ce n’est pas parce que les fruits poussent comme par « magie » que cela est infini et gratuit, que cela ne demande pas à l’arbre ou la plante des efforts. En l’occurrence, j’ai appris à cette époque de ma vie qu’un cerisier met neuf mois pour donner des fruits chaque année ; c’est comme si une femme concevait un enfant chaque année. J’ai été heurtée par l’image, l’énergie que doit représenter le travail d’un arbre pour que l’écosystème qu’il représente ne soit jamais interrompu.

Les éléments de votre puzzle intérieur sont déjà là….

Oui ! C’est d’ailleurs ce qui me mène aujourd’hui à avoir un regard tout particulier pour les écotechnologies et notamment la biomimétique — la technologie directement inspirée de la nature — dont on ignore beaucoup encore. Pour Womenspecter (un magazine féminin lancé par Inès en 2015 – NDLR), j’ai interviewé, il y a trois ans, le groupe de musique « Madame, Monsieur», cette phrase de Jean-Karl Lucas en était ressortie : «  J’ai une formation ingénieur, mais petit, j’étais collé à chaîne hifi de mes parents. Il faut parfois faire le chemin de tous ses doutes et de toutes ses incertitudes pour savoir qu’on a toujours su ce qu’on voulait faire ». Et je crois que c’est particulièrement vrai pour beaucoup de personnes, moi comprise.

En effet, vous avez commencé votre carrière dans les grands groupes et les cabinets de conseil où vous accompagniez les stratégies de transition numérique, aujourd’hui vous vous battez avec Digital for the Planet pour l’écologie numérique, quel a été le déclic ?

En fait il y a eu littéralement un choc qui m’a fait remettre en question tout ce que je faisais. J’étais en randonnée en Italie du Nord, nous étions arrivés en haut du Mont Legnone . Vous imaginez la vue, l’air, la beauté et là je reçois une notification push sur mon smartphone. Ma première pensée a été « Oh non, ils ont connecté la nature ». La violence des contrastes était saisissante, la situation aberrante. J’essayais d’imaginer par quels procédés « électriquement virtuels » on parvenait à m’envoyer cette notification m’offrant 30% sur je ne sais quoi à plusieurs milliers de mètres d’altitude… Tout à coup je me suis demandé comment on en était  arrivé là, et à quel prix. Pendant toute la descente, je ne pensais qu’à trouver des réponses à cette question « comment le numérique impacte-t-il l’environnement ? ». J’ai réalisé que malgré des initiatives isolées, il n’existait aucune instance globale sur la question de l’écologie numérique et aucune coordination internationale. Or, il me semblait que la pollution numérique était un fléau majeur qui concernait tous les pays de par l’interdépendance technologique de l’économie actuelle et l’horizontalité des pratiques induite par le numérique. En rentrant en France j’ai tout quitté de ma vie professionnelle pour m’y consacrer ! Tout est parti d’une question que je me suis posée par curiosité. La curiosité, c’est la base du déclic, de la découverte et du progrès. Il ne peut pas y avoir de déclic si on ne se pose pas de questions.

Ceci étant, j’aime à rappeler que chez Digital For The Planet, on ne souhaite pas décrier le numérique au contraire. On souhaite en initier le futur qui pour nous se trouve dans la durabilité. Nous sommes loin d’avoir atteint notre niveau de maturité en ce qui concerne la consommation. L’Internet a été pour moi, enfant grandissant dans la campagne, un formidable outil d’ouverture sur le monde. Je me souviens de l’époque des premiers modems : on avait un forfait ADSL de 60h de connexion et pour cela, il ne fallait pas que le téléphone soit décroché. Je disais à ma mère que j’avais des « recherches » à faire pour l’école. Aucun enfant n’a autant fait « d’exposés » que moi ! Je passais des nuits entières, lorsque tout le monde dormait, à essayer de comprendre notre ordinateur. J’explorais toutes ses fonctionnalités et j’essayais de répondre aux dysfonctionnements qui apparaissaient, tout en chatant avec des inconnus qui vivaient en Californie ou à Paris. Je balbutiais dans mon anglais scolaire et je me créais des amitiés virtuelles, mais des amitiés très fortes. Je me souviens que sur ces « forums » de discussion, on se confiait allègrement, on lâchait nos problèmes, sans filtre, on se disputait et on se réconciliait, on tombait amoureux parfois de manière très platonique et très naïve, sans jamais se rencontrer ni se voir. C’était fabuleux ! J’apprenais tant de choses, sur les autres, sur la vie, sur l’adolescence, moi qui était assez timide à l’école. Mes nuits avaient pris une toute autre couleur. À cette époque, j’avais plus que tout ce besoin d’ouverture sur le monde et le digital me l’offrait. Je me régalais !

Le numérique, comme toute innovation, est porteur du meilleur comme du pire. C’est en éduquant que l’on responsabilise les gens, qu’on leur fait prendre conscience que le numérique est une source de pollution…

En effet, on avance les chiffres que si Internet était un pays, ils serait le troisième pollueur du monde…

Entre la 7ème et la 3ème place oui, cela diffère un peu en fonction des études. Mais ce qui est certain, c’est que le digital pollue aujourd’hui plus que l’industrie aéronautique au niveau mondial. Et les sources de cette pollution sont multiples, de l’envoi d’e-mails au traitement des composants. Nous avons d’ailleurs posté sur notre blog une série d’articles intitulés « Les sources de la pollution numérique » https://digitalfortheplanet.com/our-magazine/.

Là encore il ne s’agit par de culpabiliser les gens mais de leur faire prendre conscience des faits et effets pour que lorsqu’ils doivent choisir, les décisions soient prises en toute conscience et connaissance.

L’éducation est souvent la meilleure des réponses, oui ! Vous ne vous êtes pas arrêtée là et vous vous êtes tournée vers les femmes en créant les Women Inspiring Talks…

L’écologie est une notion qu’il faut penser dans sa globalité. De manière générale, j’aime ne pas compartimenter les choses et les idées. Il me semble que tout est interdépendant. Si vous isolez les compétences, on perd des opportunités de progrès.

Selon la notion du développement durable telle qu’elle a été définie par les Nations Unies en 1992 au sommet de Rio de Janeiro, il s’agit bien de deux choses : la préservation de la planète et des ressources mais aussi que « les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement durable. Ils ont droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature. » Les femmes sont les plus touchées par le réchauffement climatique ; c’est particulièrement vrai en Afrique, en Asie et en Inde. Culturellement, ce sont les femmes qui travaillent et se procurent de l’eau pour toute la famille. Lorsque le nombre de points d’eau diminue et qu’il faut marcher plus longtemps, alors on demande aux petites filles de participer à l’effort supplémentaire et quand elles partent avec les femmes chercher l’eau, elles ne vont pas à l’école… Quand les sécheresses mettent en péril la santé, c’est d’abord les femmes – qui connaissent en moyenne une grossesse tous les 17 mois, faute de contraception démocratisée, et cela implique de multiples fausses couches. Les risques sanitaires sont démultipliés avec le dérèglement climatique.

Donc oui je m’intéresse au sort des femmes. Je pense que le féminisme est un engagement majeur, comme devrait l’être l’écologie et l’humanisme en général. Je pense fondamentalement que le féminisme est une branche de l’écologie (si l’on repense à la définition de l’ONU qui promeut l’égalité entre les individus dans le monde), au même titre que le respect des droits des homosexuels ou des Rohingyas devrait l’être par exemple, et que l’écologie n’est qu’une branche de l’humanisme. Tout ça est interdépendant et circulaire.